— Et donc, à la vue de ces tableaux vides, elle restait le soir uniquement pour faire acte de présence… Pour que personne, et surtout pas son directeur de thèse, ne s’aperçoive de la supercherie.
— Ou alors, elle occupait ses journées à autre chose… J’ai été extrêmement surprise en découvrant ces grilles vierges. Pour quelle raison une fille si sérieuse se serait-elle brusquement mise à mentir ? Qu’est-ce qui pouvait la préoccuper au point de remettre son avenir en question ?
— Vous avez votre idée là-dessus ?
— Pas vraiment. Mais elle menait des recherches sur la latéralité dans les populations humaines, passées et présentes, et cela faisait plus d’un an qu’elle bossait sur ce sujet précis. Elle a dû fourrer le nez dans des domaines aussi divers que variés. Il y a deux ou trois jours à peine, elle m’a confié être sur quelque chose d’envergure.
— Du genre ?
— Je l’ignore, malheureusement. Mais cela l’excitait, je le voyais dans ses yeux. Au tout début de ses recherches, Éva livrait les informations régulièrement à son directeur, ce qui permettait un suivi et un recadrage, au besoin. Puis, à ce que m’a raconté Olivier Solers, les remontées de données se sont faites plus rares, aux alentours du mois de juin. Cela arrive souvent, il ne s’est pas inquiété. Le directeur de thèse veut tenir les rênes, et le thésard veut se défaire de son influence, acquérir sa propre autonomie. Mais à partir de mi-juillet, un mois avant d’arriver ici, Éva a refusé de faire remonter la moindre information à son laboratoire, elle dissimulait l’essence de ses travaux, allant de promesse en promesse sur une future conférence, et garantissant du « lourd » si ses investigations portaient leurs fruits.
Sharko triturait nerveusement son gobelet vide, il n’y avait pas de poubelle où le jeter. Mentalement, il essaya de visualiser l’affaire sous un autre angle. Louts, de par ses recherches, multiplie les contacts, les rencontres. D’une façon ou d’une autre, à l’identique d’un journaliste, elle met le doigt sur quelque chose de brûlant et se renferme sur elle-même.
Des claquements de portière le firent revenir à lui. Au loin, proche de l’animalerie, deux garçons de morgue embarquaient le cadavre de Louts sur une civière. La housse en plastique noir ressemblait à du bois carbonisé. Tu redeviendras poussière… Puis les hommes retournèrent à l’intérieur avec le brancard vide. Clémentine Jaspar porta ses poings à ses lèvres.
— Ils sont partis chercher Shery. Pourquoi ils l’emmènent à la morgue ?
— Le médecin légiste va juste faire quelques prélèvements, ne vous inquiétez pas.
Sharko ne lui laissa pas le temps de s’apitoyer.
— Éva avait-elle un petit ami ?
— Nous en avions parlé un peu, toutes les deux. Non, ce n’était pas sa priorité. Sa carrière d’abord. Elle était très solitaire, et assez écolo. Pas de téléphone portable ni de télé, m’a-t-elle avoué. Et puis, elle a été aussi une grande sportive. Une escrimeuse qui, plus jeune, avait participé à un tas de championnats. Un esprit sain dans un corps sain.
— Quelqu’un à qui elle aurait pu se confier ?
— Je ne la connaissais pas à ce point. Mais… Je ne sais pas, moi. Vous êtes policier, alors allez fouiller chez elle. Les résultats de ses recherches sont forcément là-bas.
Devant le silence et le scepticisme évident de Sharko, elle désigna les chimpanzés, ces grands singes qu’elle semblait aimer plus que tout au monde.
— Regardez-les une dernière fois attentivement, commissaire. Et dites-moi ce que vous voyez.
— Ce que je vois ? Des familles. Des animaux qui vivent en harmonie, paisiblement.
— Vous devriez aussi voir de grands singes, des êtres qui nous ressemblent.
— Je n’y vois que des primates, désolé.
— Mais nous sommes des primates ! Les chimpanzés sont génétiquement plus proches de nous qu’ils ne le sont du gorille. On dit souvent que nous avons plus de 98 % d’ADN commun avec eux, mais moi, je vais tourner la phrase autrement : 98 % de notre ADN est de l’ADN de chimpanzé.
Sharko médita la remarque quelques secondes.
— Votre image est provocante, mais vu sous cet angle, en effet…
— Il n’y a rien de provocant, c’est la réalité. Maintenant, supposez juste que l’on vous prive de la parole et que l’on vous mette nu dans une cage à leurs côtés. Alors vous seriez pris pour ce que vous êtes : le troisième chimpanzé, aux côtés du chimpanzé pygmée et du chimpanzé commun d’Afrique. Un chimpanzé presque dépourvu de fourrure et marchant debout. À la différence près qu’aucun de vos cousins ne détruit sciemment son environnement. Nos avantages évolutifs, comme la parole, l’intelligence, notre capacité à coloniser l’ensemble de la planète, ont aussi un coût en monnaie darwinienne : nous sommes des animaux capables de répandre le plus grand malheur. Mais l’Évolution a « jugé » que ce coût était inférieur aux avantages procurés. Pour le moment…
Il y avait de la force dans sa voix, et en même temps, de la résignation. Sharko se sentit transpercé par la puissance de son regard animal, et la virulence de ses idées. Cette femme avait dû vivre des moments extraordinaires dans les jungles, les savanes, elle devait en savoir plus que quiconque sur les secrets de la vie, et plus que quiconque, elle avait conscience que nous foncions droit dans un mur.
Elle rétracta ses mains sur le rebord de bois qui encerclait le belvédère.
— Vous avez des enfants, commissaire ?
Sharko hocha le menton, les lèvres serrées.
— J’avais une petite fille… Elle s’appelait Éloïse.
Il y eut un grand silence. Chacun savait ce que cela signifiait que de parler d’un enfant au passé. Sharko regarda une dernière fois les singes, prit une grande inspiration, puis lâcha finalement :
— Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour découvrir la vérité. Je vous le promets.
Atterrée par l’annonce de son commandant, Lucie lâcha son sucre sur la table de la cuisine. Elle joignit ses deux mains sur l’arête de son nez dans une longue respiration.
— Carnot, mort… Ce n’est pas possible. Que s’est-il passé ?
— Il a réussi à s’arracher une artère de la gorge avec les doigts.
— Il s’est suicidé ? Pourquoi ?
Kashmareck ne toucha pas à son café. Raconter une chose pareille n’avait rien d’une partie de plaisir, mais Lucie finirait par l’apprendre, tôt ou tard, et il préférait que ce soit de sa bouche plutôt que par un coup de téléphone.
— Il était devenu extrêmement violent.
— Je le sais déjà.
— C’était spécial, ces derniers temps. Il agressait et insultait tous ceux qui l’approchaient. Il a même mordu et frappé presque à mort l’un des détenus, pendant une promenade. Carnot était un habitué du mitard. À la fois bête noire et martyre des gardiens. Sauf que ce coup-ci, ils l’ont retrouvé étalé dans son sang. Il fallait une… motivation extraordinaire pour faire un geste pareil.
Lucie se releva et partit regarder à la fenêtre, les bras croisés comme si elle avait froid. Le boulevard, les gens qui circulaient, insouciants.
— Quand ? Quand cela est-il arrivé ?
— Il y a deux jours.
Un long silence suivit ses mots. La nouvelle avait été tellement brutale que Lucie sentit une brume grise l’envelopper.
— J’ignore si je dois me sentir soulagée ou pas. J’aurais tellement aimé qu’il souffre. Chaque heure de chaque jour. Qu’il puisse prendre la mesure du mal qu’il avait fait.
— Les types dans son genre ne fonctionnent pas comme toi et moi, Lucie, tu le sais mieux que quiconque.
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