Il recule hors de la place de stationnement de Andy et remonte la ruelle qui débouche sur Grant Street. Grant est moins classe que Lacemaker Lane avec ses boutiques chic, mais au moins, on peut y rouler en voiture.
Au moment où Morris s’arrête à l’entrée de la ruelle, Hodges et ses deux partenaires débouchent de l’autre côté de l’immeuble et se plantent devant la pancarte FERMÉ accrochée à la porte de Andrew Halliday Rare Editions. La circulation sur Grant Street s’interrompt juste au moment où Hodges essaie d’entrer dans la librairie et trouve la porte ouverte. Sans attendre, Morris tourne à gauche et prend la direction du périphérique intérieur. C’est tout juste le début de l’heure de pointe et il peut être dans le North Side en quinze minutes. Peut-être même douze. Il faut qu’il empêche Saubers d’aller voir la police — à condition qu’il l’ait pas déjà fait — et y a un seul moyen sûr de l’en empêcher.
Tout ce qu’il a à faire, c’est de coiffer au poteau le voleur de carnets et rejoindre avant lui sa petite sœur.
Derrière la maison des Saubers, près de la clôture qui sépare leur jardin de la friche, il y a un vieux portique rouillé que Tom Saubers a prévu de démonter depuis longtemps, maintenant que ses deux enfants sont trop grands pour y jouer. Cette après-midi, Tina est assise dans la nacelle d’enfant et elle se balance lentement d’avant en arrière. Divergente est ouvert sur ses genoux mais elle a pas tourné une seule page au cours des cinq dernières minutes. Sa mère a promis de regarder le film avec elle dès qu’elle aura fini le livre mais aujourd’hui, Tina n’a pas envie de lire des histoires d’adolescents errant dans les ruines de Chicago. Aujourd’hui, ça lui semble atroce plutôt que romantique. Se balançant toujours lentement, elle ferme le livre. Et les yeux.
S’il te plaît, Dieu, prie-t-elle, ne laisse pas Pete s’attirer des super graves ennuis. Et le laisse pas me détester. Je mourrai s’il me déteste, alors s’il te plaît, fais qu’il comprenne pourquoi je l’ai dit. S’il te plaît .
Dieu lui répond aussitôt. Dieu lui dit que Pete ne lui en voudra pas parce que maman a deviné toute seule, mais Tina est pas sûre de vouloir Le croire. Elle ouvre à nouveau son livre mais ne peut toujours pas lire. La journée semble suspendue au-dessus d’elle, attendant que quelque chose d’atroce se produise.
Le téléphone portable qu’elle a eu pour ses onze ans est en haut dans sa chambre. C’est un modèle bon marché, pas l’iPhone avec toutes les sonneries et les applications dont elle rêvait, mais il représente son bien le plus précieux et elle s’en sépare rarement. Sauf cette après-midi. Elle l’a laissé dans sa chambre quand elle est sortie, aussitôt après avoir envoyé un texto à Pete. Il fallait qu’elle lui envoie ce message, elle pouvait pas le laisser arriver, innocent, sans savoir, mais elle supporte pas l’idée de recevoir une réponse accusatrice et fâchée. Elle devra l’affronter dans un petit moment, c’est inévitable, mais sa mère sera avec elle à ce moment-là. Et maman dira à Pete que c’est pas la faute de Tina et il la croira.
Probablement.
Maintenant le téléphone commence à vibrer et à tressauter sur son bureau. Elle a une chouette musique des Snow Patrol en sonnerie mais — avec son estomac tout retourné et sa mortelle inquiétude pour Pete —, elle a pas pensé à modifier le mode silencieux, obligatoire pour l’école, lorsqu’elle est rentrée à la maison avec sa mère, et Linda Saubers, qui est au rez-de-chaussée, ne l’entend pas. L’écran s’allume et affiche la photo de son frère. Finalement, le téléphone se tait. Au bout de trente secondes, il recommence à vibrer. Puis encore une troisième fois. Puis il s’arrête pour de bon.
La photo de Pete disparaît de l’écran.
Dans Government Square, Peter fixe son téléphone, incrédule. C’est la première fois que Teenie répond pas à son portable en dehors des heures de cours.
Maman, alors… ou peut-être que non. Pas encore. Elle voudra lui poser un million de questions, et le temps est compté.
Et puis (encore qu’il veuille pas tout à fait l’admettre), il a pas envie de lui parler tant qu’il y sera pas absolument obligé.
Il va sur Google pour essayer de trouver le numéro de M. Hodges. Il tombe sur neuf William Hodges dans cette ville, mais celui qu’il cherche doit être K. William, dont la société s’appelle Finders Keepers. Pete appelle et tombe sur un répondeur. À la fin du message — qui lui semble durer au moins une heure — Holly dit : « Si vous avez besoin d’une assistance immédiate, veuillez composer le 555-1890. »
Pete hésite encore une fois à appeler sa mère, puis décide d’essayer d’abord le numéro donné par la voix enregistrée. Ce qui emporte sa conviction, ce sont ces deux mots : assistance immédiate .
« Euurgh, fait Holly lorsqu’ils approchent du bureau désert au centre de l’étroite boutique de Andrew Halliday. C’est quoi, cette odeur ?
— Du sang », répond Hodges. Ça sent aussi la viande avariée, mais il a pas envie d’en rajouter. « Vous deux, vous restez là.
— Vous êtes armé ? demande Jerome.
— J’ai mon Slapper.
— C’est tout ? »
Hodges hausse les épaules.
« Alors je viens avec vous.
— Moi aussi », dit Holly et elle s’empare d’un bouquin volumineux intitulé Plantes et fleurs sauvages d’Amérique du Nord .
Elle le tient brandi comme si elle comptait s’en servir pour claquer un insecte piqueur.
« Non, leur oppose Bill patiemment. Vous allez rester sagement ici. Tous les deux. Et faire la course pour voir lequel des deux appelle le 911 le premier si je vous crie de le faire.
— Bill… tente Jerome.
— Discute pas, Jerome, et perdons pas de temps. J’ai idée que le temps pourrait être compté.
— Une intuition ? demande Holly.
— Peut-être même un peu plus. »
Hodges sort le Happy Slapper de la poche de son veston (il l’emporte quasiment toujours à présent, alors qu’il porte rarement sur lui son ancienne arme de service) et l’empoigne au-dessus du nœud. Il avance rapidement et silencieusement en direction de la porte qu’il pense être celle du bureau privé de Andrew Halliday. Elle est légèrement entrebâillée. L’extrémité chargée de billes du Slapper se balance au bout de sa main droite. Il se poste légèrement en retrait d’un côté de la porte et frappe de sa main gauche. Et comme cet instant semble être de ceux où la stricte vérité s’impose, il lance d’une voix forte :
« C’est la police, monsieur Halliday. »
Pas de réponse. Il frappe une deuxième fois, plus fort, et, toujours sans réponse, il pousse la porte. L’odeur est immédiatement plus forte : sang, décomposition et alcool renversé. Autre chose, aussi. Poudre brûlée, une odeur qu’il connaît bien. Et un bourdonnement de mouches somnolentes. Les lumières sont allumées, tels des projecteurs dirigés vers le corps étendu au sol.
« Oh, merde, il lui manque presque la moitié de la tête ! » s’écrie Jerome.
Il est si proche que Hodges sursaute de surprise, élevant le Slapper pour le rabaisser aussitôt. Mon pacemaker vient de s’emballer, pense-t-il. Il se retourne et ils sont là tous les deux, bouchant le passage. Jerome a la main devant la bouche. Les yeux exorbités.
Holly, quant à elle, a l’air calme. Elle serre contre sa poitrine Plantes et fleurs sauvages d’Amérique du Nord et paraît évaluer le carnage sanglant étalé sur le tapis. Elle dit à Jerome :
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