« Je ne le vois assis à aucune table en terrasse non plus, rapporte Holly. Il est peut-être entré prendre un café ?
— Prendre un café doit être le cadet de ses soucis en cet instant précis », commente Hodges.
Il se flanque un coup de poing sur la cuisse.
« Les bus du North Side et du South Side passent ici tous les quarts d’heure, dit Jerome. Si j’étais dans ses baskets, je sais que rester assis là, à attendre que quelqu’un arrive pour me récupérer, serait de la torture. J’aurais qu’une envie, c’est de bouger. »
C’est à ce moment-là que le téléphone de Hodges sonne.
« Un bus est arrivé et j’ai décidé de pas attendre », dit Pete. Il a la voix plus calme maintenant : « Je serai chez moi quand vous y arriverez. Je viens juste de parler à ma mère au téléphone. Elle et Tina vont bien. »
Hodges n’aime pas ça.
« Pourquoi n’iraient-elles pas bien, Peter ?
— Parce que ce type aux lèvres rouges sait où on habite. Il m’a dit qu’il habitait dans notre maison avant . J’avais oublié de vous le dire. »
Hodges vérifie où ils se trouvent.
« Combien jusqu’à Sycamore Street, Jerome ?
— On y sera dans vingt minutes. Peut-être moins. Si j’avais su qu’il prendrait le bus, j’aurais pris par le périph’. »
« Monsieur Hodges ? »
Pete encore.
« Je suis là.
— Il serait con d’aller chez moi, de toute façon. S’il fait ça, je serai plus le coupable idéal. »
Pas bête, ce gosse.
« Tu leur as dit de bien s’enfermer à l’intérieur ?
— Oui.
— Et tu as donné son signalement à ta mère ?
— Oui. »
Hodges sait que s’il appelle les flics, M. Lèvres Rouges s’évanouira dans la nature, laissant Pete tributaire de l’analyse scientifique pour le disculper. Et de toute manière, ils peuvent peut-être encore prendre les flics de vitesse.
« Dis-lui d’appeler ce type », dit Holly.
Elle se penche vers Hodges et braille :
« Appelle-le pour lui dire que tu as changé d’avis et que tu vas lui donner les carnets !
— Pete, t’as entendu ?
— Ouais, mais je peux pas. Je sais même pas s’il a un portable. Il m’a appelé avec le fixe de la librairie. On a pas vraiment eu le temps d’échanger nos coordonnées, vous voyez.
— Oh, si c’est pas caca boudin ça ? demande Holly à personne en particulier.
— Très bien. Appelle-moi dès que tu arrives chez toi et que tu as vérifié que tout va bien. Sans nouvelles de toi, je me verrai contraint d’appeler la police.
— Je suis sûr qu’elles vont b… »
Déjà dit. Hodges coupe la communication et se penche en avant.
« Mets la gomme, Jerome.
— Aussitôt que je peux. » Il désigne le trafic, trois voies dans chaque sens, chromes étincelants au soleil. « Dès qu’on aura passé le rond-point, là-bas, on sera partis comme Enron. »
Vingt minutes, pense Hodges. Vingt minutes maximum. Que peut-il se passer en vingt minutes ?
La réponse — il en a fait l’amère expérience — c’est : beaucoup . La vie et la mort. Tout ce qu’il peut faire, en cet instant précis, c’est espérer que ces vingt minutes ne reviendront jamais le hanter.
Linda Saubers est allée attendre Pete dans le petit bureau de son mari parce qu’elle peut y jouer au solitaire sur son ordinateur. Elle est trop perturbée pour pouvoir lire.
Après avoir parlé à Pete, elle est plus perturbée que jamais. Effrayée, aussi, mais pas par quelque sinistre méchant d’opérette rôdant dans Sycamore Street. Elle a peur pour son fils, parce qu’il est clair que lui y croit, à son sinistre méchant d’opérette. Tout a commencé à s’éclaircir pour elle. La pâleur de son fils, sa perte de poids… la moustache stupide qu’il s’est laissé pousser… le retour de son acné et ses longs silences… tout ça se tient, maintenant. S’il est pas en train de faire une dépression nerveuse, il en prend le chemin.
Elle se lève et regarde sa fille par la fenêtre. Tina a mis sa plus jolie tunique aujourd’hui, la jaune à manches bouffantes, et franchement, elle ne devrait pas la porter sur cette vieille balançoire crasseuse qui aurait dû être démontée depuis des années. Elle a un livre ouvert sur les genoux mais n’a pas l’air de lire. Elle a les traits tirés et l’air triste.
Quel cauchemar, pense Linda. D’abord Tom, si grièvement blessé qu’il boitera jusqu’à la fin de sa vie, et maintenant notre fils, qui voit des monstres tapis dans l’ombre. Cet argent, c’était pas la manne tombée du ciel, c’était une pluie acide. Peut-être qu’il lui faut juste soulager sa conscience. Nous raconter d’où venait l’argent, toute l’histoire. Une fois qu’il aura fait ça, le processus de guérison pourra commencer.
Entre-temps, elle va faire ce qu’il lui a demandé : rappeler Tina à l’intérieur et barricader la maison. Ça ne peut pas faire de mal.
Une lame de plancher crisse derrière elle. Elle se retourne, s’attendant à voir son fils, mais ce n’est pas Pete. C’est un homme au teint pâle, aux cheveux blancs clairsemés, et aux lèvres rouges. C’est l’homme que son fils a décrit, le sinistre méchant d’opérette, et la première réaction de Linda n’est pas la terreur mais un puissant et absurde sentiment de soulagement. Son fils n’est pas en train de faire une dépression, en fin de compte.
Puis elle voit l’arme dans la main de l’homme, et la terreur survient, brûlante et aveuglante.
« Vous devez être la maman, dit l’intrus. La ressemblance ne trompe pas.
— Qui êtes-vous ? demande Linda Saubers. Que faites-vous ici ? »
L’intrus — là, en chair et en os, sur le seuil du bureau de son mari et pas dans l’esprit dérangé de son fils — jette un coup d’œil par la fenêtre et Linda doit réprimer l’envie de dire : Je vous interdis de la regarder.
« C’est votre fille ? demande Morris. Hé, elle est jolie. J’ai toujours aimé les petites filles en jaune.
— Que voulez-vous ? demande Linda.
— Ce qui m’appartient », répond Morris et il lui tire dans la tête.
Du sang gicle et éclabousse la vitre de gouttelettes rouges. Ça fait un bruit de pluie.
Tina entend un pan ! inquiétant en provenance de la maison et elle court vers la porte de la cuisine. C’est la cocotte-minute, se dit-elle. Maman a encore oublié cette fichue cocotte-minute. Ça lui est déjà arrivé avant, un jour qu’elle faisait des conserves. C’est une vieille cocotte-minute, du genre avec soupape qui se bloque, et Pete avait dû passer tout un samedi après-midi perché sur un escabeau à gratter la confiture de fraises séchée au plafond. Maman était en train de passer l’aspirateur au salon quand c’était arrivé : une chance. Tina espère qu’elle n’était pas non plus dans la cuisine cette fois-ci.
« Maman ? »
Elle se précipite à l’intérieur. Y a rien sur le gaz.
« Mam… »
Un bras se referme autour de sa taille, brutal. Tina expulse l’air de ses poumons dans un souffle explosif. Ses pieds se soulèvent du sol et se débattent. Elle sent des poils de barbe contre sa joue. Elle renifle une odeur de transpiration, âcre et brûlante.
« Ne crie pas et je te ferai pas de mal dit l’homme au creux de son oreille et ces mots lui hérissent la peau. Tu comprends ? »
Tina réussit à faire oui de la tête mais son cœur bat la chamade et le monde s’obscurcit.
« Laissez-moi… respirer », lâche-t-elle dans un hoquet et l’étau se desserre.
Ses pieds retouchent terre. Elle se retourne et voit un homme à la figure pâle et aux lèvres rouges. Il a une coupure au menton, qui est pas jolie-jolie. Tout le tour de la plaie est boursouflé et violacé.
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