« Dégobille pas. C’est une scène de crime.
— Je compte pas dégobiller. »
La voix de Jerome est étouffée par sa main.
« On peut pas vous faire confiance, dit Hodges. Si j’étais votre prof, je vous expédierais au bureau du proviseur. J’entre. Vous deux, vous bougez pas de là. »
Il franchit le seuil. Jerome et Holly, côte à côte, lui emboîtent aussitôt le pas. On dirait les foutus Jumeaux Bobbsey, pense Hodges.
« C’est le frère de Tina qui a fait ça ? demande Jerome. Bon Dieu, Bill, vous croyez que c’est lui ?
— Si c’est lui, ça date pas d’aujourd’hui. Le sang est quasi sec. Et il y a des mouches, même si je vois pas encore d’asticots… »
Jerome s’étrangle.
« Jerome, non », prévient Holly d’un ton sévère. Puis à Hodges : « J’aperçois une petite hache. Une hachette. Peu importe comment ça s’appelle. C’est l’arme du crime. »
Hodges ne répond pas. Il évalue la scène. Il pense que Halliday — s’il s’agit bien de Halliday — est mort depuis au moins vingt-quatre heures, peut-être plus. Probablement plus. Mais il s’est passé quelque chose ici depuis, parce que les odeurs d’alcool renversé et de poudre brûlée sont fraîches et fortes.
« Bill, c’est un impact de balle, ça ? » demande Jerome.
Il désigne du doigt une étagère à gauche de la porte, près d’une petite desserte en merisier. Il y a un petit trou rond dans un exemplaire de Catch-22 . Hodges s’en approche, l’examine attentivement et pense : Ça risque de faire baisser le prix de revente. Puis il regarde la desserte. Deux carafes en cristal sont posées dessus, probablement des Waterford. La desserte est légèrement poussiéreuse et il distingue la trace laissée par deux autres carafes qui s’y trouvaient. Il regarde de l’autre côté de la pièce, au-delà du bureau, et, ouais, elles sont là, renversées par terre.
« Sûr, c’est un impact de balle, dit Holly. Je sens l’odeur de poudre.
— Il y a eu une bagarre », dit Jerome, puis il désigne du doigt le cadavre sans le regarder. « Mais lui était déjà hors circuit.
— Oui, confirme Hodges. Et les deux adversaires sont déjà partis.
— Est-ce que l’un des deux était Peter Saubers ? »
Hodges pousse un gros soupir.
« C’est pratiquement certain. Je pense qu’il est venu ici après nous avoir semés à la pharmacie.
— Quelqu’un a pris l’ordinateur de M. Halliday, annonce Holly. Il y a encore son branchement DVD là-bas, à côté de la caisse enregistreuse, et la souris sans fil — je vois aussi une petite boîte avec des clés USB dedans — mais l’ordinateur a disparu. Il y a un espace vide sur son bureau là-bas. Ça devait être un ordinateur portable.
— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demande Jerome.
— On appelle la police. »
Hodges n’en a pas envie, il pressent que Pete Saubers a de graves ennuis et qu’appeler la police ne pourrait que les aggraver, du moins dans un premier temps, mais il a déjà joué les justiciers solitaires dans l’affaire du Tueur à la Mercedes et ça a bien failli coûter la vie à quelques milliers d’adolescents.
Il sort son téléphone portable, mais avant qu’il ait pu s’en servir, celui-ci s’allume et sonne dans sa main.
« Peter », dit Holly. Elle a les yeux qui brillent et la voix empreinte d’une certitude absolue. « Je vous parie six mille dollars que c’est lui. Maintenant il veut te parler. Vas-y, bouge, Bill, réponds à ton toufu téléphone. »
Hodges s’exécute.
« J’ai besoin d’aide, débite Peter Saubers d’une voix rapide. S’il vous plaît, monsieur Hodges. J’ai vraiment besoin d’aide.
— Une seconde. Je mets le haut-parleur pour que mes associés puissent t’entendre.
— Vos associés ? » Peter prend un ton plus alarmé que jamais. « Quels associés ?
— Holly Gibney. Ta sœur la connaît. Et Jerome Robinson. C’est le grand frère de Barbara Robinson.
— Ah. Alors… alors, ça va. Je crois. » Et comme se parlant à lui-même : « Au point où j’en suis, ça peut pas être pire.
— Peter, nous sommes à la librairie de Andrew Halliday. Il y a un cadavre dans son bureau. J’imagine que c’est le sien, et j’imagine que tu es au courant. Je me trompe ? »
Il y a un instant de silence. Sans la faible rumeur de circulation à l’endroit où Pete se trouve, Hodges pourrait croire qu’il a coupé la communication. Puis le garçon se remet à parler, et ses mots roulent comme un torrent :
« Il était mort quand je suis arrivé. C’est l’homme aux lèvres rouges. Il m’a dit que M. Halliday m’attendait derrière, alors je suis allé dans son bureau, il m’a suivi et il avait un revolver et il a essayé de me tuer parce que je voulais pas lui dire où étaient les carnets. Je voulais pas… parce qu’il mérite pas de les avoir et en plus, il m’aurait tué quand même , je le voyais bien à ses yeux. Il… je…
— Tu t’es défendu en lui lançant les carafes, c’est ça ?
— Oui ! Les bouteilles de whisky ! Et il m’a tiré dessus ! Il m’a manqué mais c’est passé si près que j’ai entendu les balles siffler. J’ai réussi à m’enfuir en courant mais il m’a rappelé par téléphone pour me dire qu’on m’accuserait, que la police m’accuserait, parce que je lui ai lancé la hachette aussi… vous avez vu la hachette ?
— Oui, dit Hodges. Je suis en train de l’examiner.
— Et… il y a mes empreintes dessus, vous savez… parce que je l’ai prise pour lui lancer… et il a des vidéos de moi et M. Halliday en train de s’engueuler… parce qu’il a essayé de me faire du chantage ! Halliday, je veux dire, pas le bonhomme aux lèvres rouges, sauf que maintenant, lui aussi il essaie de me faire du chantage !
— Cet homme aux lèvres rouges a les vidéos de sécurité du magasin ? demande Holly. C’est ça que tu veux dire ?
— Oui ! Il a dit que la police allait m’arrêter et c’est vrai parce que je suis allé à aucune des réunions de dimanche à River Bend et il a aussi un message vocal et je sais plus quoi faire !
— Où es-tu, Peter ? demande Hodges. Où es-tu à cet instant précis ? »
Il y a un autre silence et Hodges sait exactement ce que fait Pete : il cherche des repères. Il a beau avoir toujours vécu dans cette ville, il est tellement affolé qu’il ne sait plus reconnaître sa droite de sa gauche.
« Government Square, dit-il enfin. En face du restaurant là, le Happy Cup ?
— Vois-tu l’homme qui a tiré sur toi ?
— N-non. J’ai couru et je crois pas qu’il aurait pu me poursuivre longtemps à pied. Il est plutôt vieux et on peut pas conduire dans Lacemaker Lane, c’est une rue piétonne.
— Ne bouge pas de là, dit Hodges. Nous allons venir te chercher.
— S’il vous plaît, n’appelez pas la police. Mes parents en mourraient, après tout ce qui leur est déjà arrivé. Je vous donnerai les carnets. J’aurais jamais dû les garder, et j’aurais jamais dû essayer d’en vendre. J’aurais dû juste m’en tenir à l’argent. » Sa voix se brouille, il est en train de craquer : « Mes parents… ils étaient tellement en galère. Y avait tout qui partait en vrille ! Je voulais juste les aider !
— Je suis sûr que tu dis la vérité, mais je dois appeler la police. Si tu n’as pas tué Halliday, les preuves le montreront. Tu seras innocenté. Je vais venir te chercher et nous allons aller chez toi. Tes parents seront là ?
— Papa est en déplacement mais ma mère et ma sœur seront là, oui. » Pete doit inspirer brusquement avant de continuer : « Je vais aller en prison, hein ? Ils me croiront jamais pour l’histoire de l’homme aux lèvres rouges. Ils penseront que je l’ai inventée.
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