Pete s’aperçoit avec consternation qu’il peut même pas faire ça. Il a tout loupé du programme du dimanche. Il revoit M me Bran — alias Bran Stoker — debout à la porte du bus, il y a à peine vingt-quatre heures, son téléphone portable à la main, prête à appeler le 911 pour signaler la disparition d’un élève.
Je suis désolé , lui a-t-il dit. J’étais malade. J’ai pensé que le grand air me ferait du bien. J’ai vomi.
Il la voit très clairement au tribunal dire que oui, Peter avait l’air malade cette après-midi-là. Et il entend le procureur signaler au jury que n’importe quel adolescent aurait inévitablement l’air malade après avoir découpé un vieux libraire avec une hachette pour en faire du petit bois.
Mesdames et messieurs les jurés, je vous soumets l’hypothèse que Pete Saubers a rejoint la ville en auto-stop ce dimanche matin-là parce qu’il avait rendez-vous avec M. Halliday, lequel pensait que M. Saubers avait finalement décidé de céder à ses tentatives de chantage. Sauf que M. Saubers n’avait aucunement l’intention d’y céder.
C’est un cauchemar, pense Pete. Comme recommencer depuis le commencement les tractations avec Halliday, mais en mille fois pire.
« Peter ? Tu es là ?
— Personne voudra vous croire. Jamais. Pas quand ils sauront qui vous êtes.
— Et qui je suis, exactement ? »
Le Loup, pense Pete. Vous êtes le Grand Méchant Loup.
Des gens ont dû l’apercevoir, ce dimanche, déambuler sur le terrain du Centre de Vacances. Plein de gens, parce qu’il n’est quasiment pas sorti des sentiers balisés. Certains se souviendront sûrement de lui et se manifesteront pour témoigner. Mais, comme l’a dit Lèvres Rouges, cela laisse encore la possibilité d’avant et après le voyage scolaire. Surtout le dimanche soir, quand il est allé directement s’enfermer dans sa chambre. Dans Les Experts et Esprits criminels , la police scientifique est toujours capable de calculer le jour et l’heure exacts de la mort d’une personne assassinée, mais dans la vraie vie, comment savoir ? Pete ne sait pas. Et si la police tient un bon suspect, dont les empreintes se trouvent sur l’arme du crime, l’heure de la mort peut fort bien être négociable.
Mais je pouvais pas faire autrement que lui lancer la hachette ! pense-t-il. J’avais que ça !
Persuadé que les choses ne peuvent qu’empirer, Pete baisse les yeux et voit une tache de sang sur son genou.
Le sang de M. Halliday.
« Je peux arranger ça, dit Lèvres Rouges d’une voix onctueuse. Et si on arrive à s’entendre, je le ferai. Je peux effacer tes empreintes. Je peux effacer ton message vocal. Je peux détruire les DVD de sécurité. Tout ce que tu as à faire, c’est me dire où sont les carnets.
— Comme si je pouvais vous faire confiance !
— Tu devrais. » Voix basse. Câline et raisonnable : « Réfléchis, Pete. Si tu disparais du tableau, le meurtre de Andy apparaît comme un cambriolage qui a mal tourné. Le geste d’un consommateur de crack ou de meth. C’est bon pour nous deux. Si tu restes dans le tableau, l’existence des carnets est dévoilée. Pourquoi est-ce que je voudrais ça ? »
Tu t’en fous, pense Pete. Tu t’en foutras puisque tu seras déjà plus dans les environs quand on découvrira Halliday mort dans son bureau. T’as dit que t’as été à Waynesville. Du coup, ça fait de toi un ex-repris de justice, et tu connaissais M. Halliday. Tout ça mis ensemble, ça fait de toi un suspect, aussi. Tes empreintes sont partout, comme les miennes, et je crois pas que tu puisses les effacer toutes. Ce que tu peux faire — si je te laisse faire — c’est prendre les carnets et te tirer. Et une fois que tu te seras tiré, qu’est-ce qui t’empêche d’envoyer les DVD de sécurité à la police, par pure méchanceté ? Pour te venger de moi de t’avoir frappé avec la carafe de whisky et de m’être sauvé ? Si j’accepte ce que tu proposes…
Il conclut sa pensée à voix haute :
« Je m’enfoncerai un peu plus. Peu importe ce que vous prétendez.
— Je t’assure que ce n’est pas vrai. »
Il a un ton d’avocat, de ces avocats véreux avec des coiffures pas possibles qui font des pubs, tard le soir, sur les chaînes privées. La fureur de Pete revient et le fait se redresser sur le banc comme sous l’effet d’un électrochoc.
« Allez vous faire foutre. Vous aurez jamais ces carnets. »
Et il coupe la communication. Le téléphone vibre de nouveau dans sa main presque aussitôt, même numéro, Lèvres Rouges qui rappelle. Pete appuie sur REFUSER et éteint son téléphone. Là, tout de suite, il faut qu’il réfléchisse plus vite et plus fort qu’il a jamais réfléchi de toute sa vie.
Maman et Tina, c’est elles le plus important. Il faut qu’il parle à sa mère, lui dire qu’elle et Tina doivent quitter la maison tout de suite. Aller dans un motel, n’importe où. Il faut qu’elles…
Non, pas maman. C’est à sa sœur qu’il doit parler, du moins pour commencer.
Il n’a pas pris la carte de M. Hodges mais Tina doit savoir comment entrer en contact avec lui. Et si ça, ça marche pas, il devra appeler la police et prendre ses responsabilités. Il mettra sa famille en danger sous aucun prétexte.
Pete appuie sur la touche raccourci de son téléphone pour appeler sa sœur.
« Allô ? Peter ? Allô ? Allô ? »
Rien. Ce salaud de voleur a raccroché. Le premier réflexe de Morris est de vouloir arracher le téléphone fixe de la prise murale et de le balancer contre l’un des rayonnages, mais il se retient au dernier moment. Il a mieux à faire que de se laisser aller à la rage.
Alors ? Que faire maintenant ? Est-ce que Saubers va appeler la police en dépit de toutes les preuves accumulées contre lui ?
Morris peut pas se permettre de croire ça, car sinon, les carnets sont perdus pour lui à jamais. Et il y a ça aussi : le gosse prendrait-il une décision aussi irrévocable sans en parler d’abord à ses parents ? Sans leur demander conseil ? Sans les prévenir ?
Je dois agir vite, pense Morris.
Et tout haut, tandis qu’il essuie ses empreintes sur le téléphone :
« Si, une fois fait, c’était fini, il serait bon que ça soit vite fait. »
Et il serait bon qu’il se lave le visage et sorte par la porte de derrière. Il ne pense pas que les coups de feu aient été entendus de la rue — le bureau de l’arrière-boutique doit être plutôt bien insonorisé, tapissé de bouquins comme il est — mais il ne tient pas à prendre ce risque.
Il frictionne sa barbiche de sang dans le cabinet de toilette de Halliday, prenant bien soin de laisser la serviette souillée dans le lavabo à l’intention de la police, pour quand elle se décidera à venir. Cela fait, il longe un couloir étroit en direction d’une porte surmontée d’un boîtier lumineux SORTIE et avec plein de cartons de livres empilés devant. Il les déplace en se disant qu’il est stupide de condamner une sortie de secours avec des cartons de livres. Stupide et inconséquent.
Ça pourrait être l’épitaphe de mon vieux pote, songe Morris. Ci-gît Andrew Halliday, homosexuel obèse, stupide et inconséquent. Il sera pas regretté.
La chaleur du milieu de l’après-midi l’assomme tel un marteau et il titube. Sa tête l’élance d’avoir été frappée par cette foutue carafe mais son cerveau tourne à plein régime à l’intérieur. Il monte dans la Subaru, où il fait encore plus chaud, et allume l’air conditionné au maximum aussitôt qu’il a démarré. Il s’examine dans le rétroviseur. Il a un horrible bleu violet autour d’une coupure en forme de croissant au menton mais il ne saigne plus, et au final, ça pourrait être plus vilain. Il regrette de pas avoir un ou deux cachets d’aspirine, mais ça peut attendre.
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