Hodges se lève.
« Je suis plus branché Michael Connelly. Merci de nous avoir accordé de votre temps. »
Il tend sa main à Ricker qui la serre. Jerome se lève aussi, mais Holly reste assise.
« John Rothstein, dit-elle. C’est lui qui a écrit ce roman sur ce gamin en rupture avec ses parents qui s’enfuit à New York, c’est ça ?
— Oui, c’était le premier tome de la trilogie Gold. Pete était dingue de Rothstein. Il l’est probablement toujours. Il se découvrira certainement d’autres héros à l’université, mais quand il était dans ma classe, il pensait que Rothstein marchait sur l’eau. Vous l’avez lu ?
— Non, jamais, dit Holly en se levant à son tour. Mais je suis une grande fan de cinéma et je vais tout le temps sur le site Deadline. Pour connaître les dernières nouvelles d’Hollywood. Il y a eu un article sur tous ces producteurs qui ont voulu faire un film sur Le Coureur . Sauf qu’ils ont beau lui avoir offert des sommes astronomiques, il leur a dit à tous d’aller se faire foutre.
— Ça ressemble bien à Rothstein, ça, dit Ricker. L’ours mal léché. Il détestait le cinéma. Prétendait que c’était un art de dégénérés. Il ironisait sur le mot pellicules . Il a même écrit un essai là-dessus, je crois. »
Holly s’est illuminée.
« Et puis il a été assassiné et comme il n’a pas laissé de testament , ils ne peuvent toujours pas faire de film à cause des implications légales .
— Holly, il faudrait qu’on y aille », dit Hodges.
Il veut aller sonner chez les Saubers sans tarder. Où que soit Pete en ce moment, c’est chez lui qu’il finira par revenir.
« OK… oui… »
Elle soupire. Bien qu’elle approche de la cinquantaine et qu’elle prenne des régulateurs de l’humeur, Holly passe encore trop de temps sur les montagnes russes de l’émotion. Tout à coup, la lumière s’est éteinte dans ses yeux et elle paraît terriblement déprimée. Hodges est désolé pour elle et il voudrait lui dire que même si toutes les intuitions n’aboutissent pas, cela ne signifie pas qu’il faut cesser d’être à leur écoute. Parce que celles qui aboutissent dévoilent parfois des trésors. Ça n’est pas spécialement une perle de sagesse, mais plus tard, quand il aura un moment d’intimité avec elle, il la lui offrira. Pour tenter d’atténuer un peu sa déception.
« Merci pour le temps que vous nous avez consacré, monsieur Ricker. »
Hodges ouvre la porte. Faiblement, comme de la musique entendue dans un rêve, leur parvient l’air de « Greensleeves ».
« Oh, nom de Dieu, s’exclame Ricker. Attendez une minute. »
Tous se tournent vers lui.
« Pete est effectivement venu me parler de quelque chose, et il n’y a pas si longtemps que ça. Mais je vois passer tellement d’élèves… »
Hodges hoche la tête d’un air compréhensif.
« Et puis, ça n’était pas un gros dilemme, rien d’un Sturm und Drang adolescent. En fait, je me souviens plutôt d’une conversation très agréable. Ça vient juste de me revenir à l’esprit parce que vous avez mentionné ce roman, madame Gibney. Le Coureur . » Il esquisse un sourire. « Pete n’avait pas un ami-qui mais un oncle-qui . »
Hodges sent soudain une étincelle chaude et crépitante flamber en lui, telle une amorce qui s’enflamme.
« Qu’avait donc cet oncle qui méritait discussion ?
— Pete m’a raconté que son oncle possédait une édition originale signée du Coureur . Et qu’il la lui avait offerte parce que Pete était fan de Rothstein — c’est l’histoire qu’il m’a servie, en tout cas. Pete m’a confié qu’il avait l’intention de la vendre. Je lui ai demandé s’il voulait vraiment se séparer d’un livre signé par son idole littéraire et il m’a confirmé qu’il y pensait sérieusement. Il espérait que l’argent pourrait aider sa petite sœur à entrer dans une école privée, dont j’ai oublié le nom…
— Chapel Ridge », dit Holly.
La lumière s’est rallumée dans ses yeux.
« Oui, je crois que c’est ça. »
Hodges retourne à pas lents vers le bureau de Ricker.
« Racontez-moi… racontez- nous… tout ce dont vous vous souvenez de cette conversation.
— C’est vraiment tout, excepté un détail qui m’a comme qui dirait chatouillé le déconomètre. Il m’a dit que son oncle avait gagné le livre au poker . Je me rappelle avoir pensé que c’est le genre de trucs qui arrivent dans les romans et dans les films, mais rarement dans la vraie vie. Mais bien sûr, il arrive que la vie imite l’art. »
Hodges s’apprête à poser la question évidente mais Jerome le devance :
« Il vous a interrogé sur d’éventuels acheteurs ?
— Oui, c’était pour ça, en fait, qu’il était venu me voir. Il avait une petite liste de négociants locaux, sans doute glanée sur Internet. Je l’ai dissuadé de s’adresser à l’un d’eux. Réputation légèrement louche. »
Jerome regarde Holly. Holly regarde Hodges. Hodges regarde Howard Ricker et pose l’évidente question suivante. Il est complètement focalisé maintenant, l’amorce flambe brillamment dans son esprit.
« Quel est le nom de ce négociant en livres à la réputation louche ? »
Pete ne voit plus qu’une seule chance de s’en sortir vivant. Tant que le type aux lèvres rouges et au teint cireux ignore où sont les carnets de Rothstein, il n’appuiera pas sur la détente de son revolver, qui fait moins joujou de minute en minute.
« Vous êtes l’associé de M. Halliday, c’est ça ? dit-il sans exactement regarder le cadavre — cette vision est trop ignoble — mais en donnant un coup de menton dans cette direction. Vous êtes de mèche avec lui ? »
Lèvres Rouges lâche un rire bref puis fait une chose choquante pour Peter qui pensait pourtant que plus rien ne pouvait le choquer. Il crache sur le corps.
« Il a jamais été mon associé. Même s’il aurait pu l’être, à une époque, quand je lui ai donné sa chance. T’étais pas encore une étincelle dans l’œil de ton père, Peter. Je dois dire que je trouve ta tentative de diversion admirable mais je te demanderais de t’en tenir à notre sujet. Où sont les carnets ? Planqués dans ta maison ? Qui, soit dit en passant, était ma maison. C’est-y pas une coïncidence intéressante, ça ? »
Encore un choc.
« Votre…
— Encore de l’histoire ancienne. Peu importe. C’est là-bas qu’ils sont ?
— Non. Ils y ont été un moment, mais je les ai déménagés.
— Et je devrais te croire ? Non, je te crois pas.
— À cause de lui. » Pete désigne à nouveau le cadavre du menton. « J’ai essayé de lui en vendre quelques-uns et il a menacé de me dénoncer à la police. Il fallait que je les déménage. »
Lèvres Rouges réfléchit à ça, puis hoche la tête.
« D’accord, je peux comprendre ça. Ça colle avec ce qu’il m’a raconté. Alors, tu les as mis où ? Crache le morceau, Peter. Déballe tout. On se sentira mieux après, tous les deux. Surtout toi. “Si, une fois fait, c’était fini, il serait bon que ça soit vite fait.” Macbeth , Acte I. »
Pete ne déballe rien. Tout déballer, c’est mourir. Voici l’homme qui, le premier, a volé les carnets, Pete le sait maintenant. Volé les carnets et assassiné John Rothstein il y a plus de trente ans. Et maintenant il a assassiné M. Halliday. Aura-t-il des scrupules à ajouter Pete Saubers à sa liste ?
Lèvres Rouges n’a aucun mal à lire dans ses pensées.
« J’ai pas besoin de te tuer, tu sais. Pas tout de suite, du moins. Je peux te coller une balle dans la jambe. Si ça te délie pas la langue, je peux t’en coller une dans les parties. Sans ses bijoux de famille, un jeune type comme toi a plus grand-chose à espérer de la vie, si ? »
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