Poussé dans ses derniers retranchements, Pete n’a plus rien sur quoi se rabattre que l’indignation brûlante, désespérée, que seuls les adolescents savent éprouver.
« Vous l’avez tué ! Vous avez tué John Rothstein ! » Des larmes lui montent aux yeux ; elles roulent sur ses joues en ruisselets tièdes. « Le meilleur écrivain du vingtième siècle et vous avez cambriolé sa maison et vous l’avez tué ! Pour de l’argent ! Rien que pour de l’argent !
— Non , pas pour l’argent ! riposte Lèvres Rouges. Il a trahi ! »
Il fait un pas en avant et le canon de son arme pique légèrement du nez.
« Il a envoyé Jimmy Gold en enfer et il a appelé ça la publicité ! Et puis d’ailleurs, qui t’es pour me donner des leçons ? Toi-même t’as cherché à vendre les carnets ! Moi, je veux pas les vendre. J’ai peut-être voulu, par le passé, quand j’étais jeune et bête, mais c’est fini, ça. Je veux les lire. Ils sont à moi. Je veux caresser l’encre et sentir les mots qu’il a écrits de sa main. C’est de penser à ce moment qui m’a empêché de devenir fou pendant trente-six ans ! »
Il fait un autre pas en avant.
« Oui, et parlons-en de l’argent. L’argent dans la malle ! Tu l’as pris aussi ? Bien sûr que tu l’as pris ! C’est toi le voleur, pas moi ! Toi ! »
À ce moment-là, Pete est trop furieux pour penser à s’enfuir, parce que cette dernière accusation, si injuste soit-elle, est on ne peut plus vraie. Il se saisit soudain d’une des carafes d’alcool et la lance de toutes ses forces sur son bourreau. Lèvres Rouges ne s’attend pas à ça. Il se baisse, en pivotant légèrement sur la droite, et la bouteille le frappe à l’épaule. Le bouchon de verre saute quand elle heurte le tapis. L’odeur âpre et piquante du whisky se mêle à celle du vieux sang. Leur festin interrompu, les mouches bourdonnent en une nuée agitée.
Pete s’empare d’une autre carafe et se précipite sur Lèvres Rouges en la brandissant telle une matraque, tout revolver oublié. Il trébuche sur les jambes écartées de Halliday, tombe sur un genou et, quand Lèvres Rouges fait feu — le bruit, dans la pièce close, résonne comme un claquement de mains mat — la balle frôle sa tête, passant assez près pour balayer ses cheveux. Pete l’entend siffler : zzzzz . Il lance la deuxième carafe et celle-ci frappe Lèvres Rouges juste en dessous de la bouche et il se met à saigner. Dans un cri, il titube en arrière, heurte le mur.
Les deux dernières carafes sont derrière lui maintenant et Pete n’a plus le temps de se retourner pour s’en saisir. Il pousse sur ses jambes afin de se relever et attrape la hachette sur le bureau, non par son manche gainé de caoutchouc mais par le fer. Il sent la morsure du fil dans sa paume mais c’est une douleur lointaine, ressentie par quelqu’un qui vit dans un autre pays. Lèvres Rouges n’a pas lâché le revolver et il le retourne vers Pete pour viser et tirer. Pete n’a pas exactement la possibilité de réfléchir mais une partie profonde de son esprit, qui n’a peut-être jamais été sollicitée jusqu’à ce jour, comprend que s’il était plus près, il pourrait saisir Lèvres Rouges à bras-le-corps et lui arracher son arme. Facilement. Il est plus jeune, plus fort. Mais il y a le bureau entre eux, alors il lance plutôt la hachette. Elle tournoie en direction de Lèvres Rouges, cul par-dessus tête, tel un tomahawk.
Lèvres Rouges hurle et rentre la tête dans les épaules afin de lui échapper, levant la main qui tient le revolver afin de protéger son visage. Le côté contondant du fer heurte son avant-bras. Le revolver s’envole, frappe l’un des rayonnages et tombe sur le sol dans un claquement. Un autre claquement se fait entendre lorsque la balle part. Pete ignore où est partie cette deuxième balle, mais elle n’est pas dans sa peau, et pour lui c’est tout ce qui compte.
Lèvres Rouges rampe vers le revolver, ses fins cheveux blancs en travers des yeux, du sang goutte de son menton. Il est d’une rapidité surnaturelle, un peu comme un lézard. Pete calcule, toujours sans réfléchir, et comprend que s’il essaie de prendre Lèvres Rouges de vitesse pour récupérer le revolver, il perdra. Il s’en faudra d’un cheveu, mais il perdra. Il a peut-être une chance de saisir le bras de l’homme avant que celui-ci ne tourne le revolver vers lui et tire, mais elle est faible.
Il préfère bondir vers la porte.
« Reviens, petit merdeux ! braille Lèvres Rouges. On a pas terminé ! »
Une pensée cohérente fait brièvement surface. Oh, que si, se dit Pete.
Il ouvre la porte à la volée et franchit le seuil en courbant le dos. Il claque la porte derrière lui d’un violent geste de la main gauche et pique un sprint vers l’entrée du magasin en direction de Lacemaker Lane, des autres gens et de leurs vies bénies. Il entend un autre coup de feu — étouffé — et il voûte un peu plus les épaules, mais il ne ressent ni impact, ni douleur.
Il tire sur la poignée de la porte. Elle résiste. Il jette un coup d’œil affolé par-dessus son épaule et voit Lèvres Rouges sortir en trébuchant du bureau de Halliday, le menton festonné d’une barbiche de sang. Il a le revolver à la main et il tente de viser. Pete s’en prend au verrou avec des doigts qui ne sentent rien, parvient à s’en saisir, et tourne. L’instant d’après, il est sur le trottoir ensoleillé. Personne ne le regarde ; il n’y a personne dans les environs. En cette chaude après-midi de semaine, la zone piétonne de Lacemaker Lane est quasi déserte.
Pete court aveuglément, sans du tout savoir où il va.
C’est Hodges qui conduit la Mercedes de Holly. Il respecte la signalisation et ne change pas de voie à tout bout de champ. Il n’est pas du tout surpris que cette course du North Side jusqu’à la librairie de Halliday dans Lacemaker Lane lui en rappelle une autre, bien plus folle, à bord du même véhicule. C’était Jerome qui conduisait, cette fois-là.
« Comment tu peux être sûre que le frère de Tina est allé voir ce Halliday ? » demande Jerome.
Il est assis à l’arrière cette après-midi.
« Parce que, répond Holly sans lever les yeux de son iPad qu’elle a retiré de la spacieuse boîte à gants de la Mercedes. J’en suis sûre, et je pense même savoir pourquoi. C’était même pas un livre signé, en plus. » Elle tapote l’écran et marmonne : « Allez allez allez. Connecte -toi, couillounousse !
— Qu’est-ce que tu cherches, Hollyberry ? » demande Jerome en se penchant entre les deux sièges.
Elle se retourne pour le fusiller du regard.
« M’appelle pas comme ça, tu sais que je déteste.
— OK, OK, désolé. »
Jerome lève les yeux au ciel.
« Je te le dirai dans une minute, répond-elle. J’y suis presque. J’aimerais juste avoir une connexion Wi-Fi au lieu de cette saloperie de connexion réseau. C’est tellement lent et caca boudin . »
Hodges éclate de rire. C’est plus fort que lui. Cette fois, c’est vers lui que Holly se tourne pour le fusiller du regard, non sans continuer à taper sur l’écran de sa tablette. Hodges est déjà sur la rampe d’accès au périphérique intérieur et il s’adresse à Jerome :
« Je commence à y voir clair. En supposant que le livre dont Pete a parlé à Ricker soit en fait un carnet d’écrivain : celui que Tina l’a vu cacher précipitamment sous son oreiller.
— Oh oui, c’était ça, intervient Holly sans quitter des yeux son iPad. Holly Gibney est formelle là-dessus. » Elle tape autre chose, fait défiler l’écran et lâche un cri de dépit qui fait sursauter ses deux compagnons. « Oooh, ces toufues pubs ! Ça me rend dingo !
Читать дальше