— Oui, mais si Pete se trouve dans une sorte d’impasse… et qu’il veut pas que ses parents le sachent mais qu’il a quand même envie d’en parler à quelqu’un… vous savez, un adulte… »
Jerome a quatre ans de plus qu’il n’en avait lorsqu’il a aidé Hodges à débrouiller l’affaire Brady Harstfield, il a l’âge de voter et d’acheter légalement de l’alcool mais il est encore assez jeune pour se rappeler comment c’est d’avoir dix-sept ans et de s’apercevoir soudain qu’on s’est fourré dans le pétrin. Quand ce genre de chose arrive, on a envie de parler à quelqu’un qui a un peu de bouteille.
« Jerome a raison », dit Holly. Elle se tourne vers Hodges. « Allons parler à ce prof et voir si Pete lui a demandé conseil pour quoi que ce soit. S’il nous demande pourquoi on veut savoir ça…
— Bien sûr qu’il nous demandera pourquoi, dit Hodges, et je peux difficilement invoquer le secret professionnel. Je suis pas avocat.
— Ni prêtre, ajoute Jerome sans grande utilité.
— Tu peux lui dire qu’on est des amis de la famille, réplique fermement Holly. Et c’est vrai. »
Elle ouvre la portière.
« Tu flaires quelque chose, dit Hodges. Ou je me trompe ?
— Non, tu vois juste. Appelons ça le Holly-flair. Allons-y. »
Alors qu’ils sont en train de grimper les larges marches de l’entrée du lycée et de passer sous la devise L’ÉDUCATION EST LE FLAMBEAU DE LA VIE, la porte de Andrew Halliday Rare Editions s’ouvre à nouveau et Pete Saubers entre. Il remonte l’allée centrale puis s’arrête, sourcils froncés. C’est pas M. Halliday qui est assis au bureau. Par bien des aspects, le type qui le remplace est même l’exact opposé de M. Halliday, pâle au lieu de rougeaud (sauf ses lèvres qui sont étrangement rouges), les cheveux blancs au lieu de chauve, et mince au lieu de gros. Presque squelettique. Merde. Pete s’attendait à ce que son scénario foire, mais pas aussi vite.
« Où est M. Halliday ? J’avais rendez-vous avec lui. »
L’inconnu lui sourit.
« Oui, bien sûr, sauf qu’il ne m’a pas donné votre nom. Il m’a juste parlé d’un jeune homme. Il vous attend dans son bureau de l’arrière-boutique. » Ce qui est vrai. Dans un certain sens. « Allez-y, frappez juste et entrez. »
Peter se détend un peu. Il trouve logique que Halliday ne tienne pas à avoir une entrevue aussi cruciale ici, où n’importe quel client en quête d’un exemplaire d’occasion de Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur peut entrer et les interrompre. Il fait preuve de prudence, de prévoyance. Si Pete n’en fait pas autant, il pourra dire au revoir à ses maigres chances de se sortir de tout ça indemne.
« Merci », dit-il, et il se dirige vers le fond du magasin entre les hauts rayonnages de livres.
Dès qu’il a dépassé le bureau, Morris se lève et file discrètement à l’entrée du magasin. Il retourne la pancarte accrochée à la vitre pour qu’elle indique FERMÉ et non plus OUVERT.
Puis il tourne le verrou.
Au bureau de la scolarité du lycée de Northfield, la secrétaire jette un regard curieux au trio de visiteurs qui se présente après les heures de cours mais elle ne pose aucune question. Peut-être imagine-t-elle que ce sont des gens apparentés à un élève en difficulté et qui viennent plaider sa cause. Qui qu’ils soient, du reste, c’est le problème de Howie Ricker, pas le sien.
Elle consulte un tableau magnétique couvert d’étiquettes multicolores et dit :
« Il devrait encore être dans sa salle. La 209, au deuxième étage, mais s’il vous plaît, jetez un coup d’œil par la fenêtre avant d’entrer pour vous assurer qu’il n’est pas avec un élève. Il assure des permanences aujourd’hui jusqu’à seize heures. Et comme la fin de l’année approche, les élèves sont nombreux à venir trouver leurs professeurs pour des conseils de dernière minute sur leurs devoirs de fin d’année, ou pour leur demander un sursis. »
Hodges la remercie et ils empruntent l’escalier où leurs pas résonnent dans l’établissement quasi désert. Quelque part dans les étages inférieurs, un quatuor de musiciens joue « Greensleeves ». Quelque part au-dessus d’eux, une cordiale voix masculine s’exclame jovialement : « Tu déconnes , Malone ! »
La salle 209 est située à mi-couloir au deuxième étage et M. Ricker, cravate desserrée sur une chemise à motifs cachemire acidulés et col déboutonné, est en pleine conversation avec une jeune fille qui s’explique avec de grands gestes mélodramatiques. Ricker lève les yeux, note qu’il a de la visite, et reporte son attention sur sa jeune élève.
Ses visiteurs attendent, debout contre le mur du couloir tapissé d’affiches pour des cours d’été, des ateliers d’été, des camps d’été et un bal de fin d’année. Deux filles, toutes deux en maillot et casquette de soft-ball, arrivent en dansant du fond du couloir. L’une d’elles jongle avec un gant de receveur, qu’elle fait passer d’une main dans l’autre comme dans le jeu de la patate chaude.
Le téléphone de Holly se met à sonner, diffusant une poignée de notes menaçantes du thème des Dents de la mer . Sans ralentir, une des deux filles lance : « Vous allez avoir besoin d’un plus gros bateau », et toutes deux de rire.
Holly consulte son téléphone et le range.
« Texto de Tina », dit-elle.
Hodges hausse les sourcils.
« Sa mère sait, pour l’argent. Et son père saura aussi dès son retour du boulot. » Du menton, elle désigne la porte fermée de la salle de M. Ricker. « On n’a plus besoin d’y aller à demi-mot, maintenant. »
La première chose qui frappe Pete lorsqu’il ouvre la porte du bureau plongé dans l’ombre, c’est la puanteur qui monte par vagues. Une odeur à la fois métallique et organique, comme des copeaux de métal mélangés à du chou pourri. La deuxième, c’est le bruit, un bourdonnement bas. Des mouches, pense-t-il, et même s’il ne peut voir ce qu’il y a dans la pièce, la rencontre du bruit et de l’odeur dans son esprit produit un choc sourd comme la chute d’un meuble lourd. Il se retourne pour fuir.
L’employé aux lèvres rouges est là, debout sous l’un des globes suspendus qui éclairent le fond de la boutique, et il tient à la main un drôle de petit revolver rouge et noir avec des motifs en guirlandes dorées. La première pensée de Pete c’est : On dirait un faux. Ils ont jamais l’air faux dans les films.
« Pas de panique, Peter, dit l’employé. Ne fais aucun geste inconsidéré et tu t’en tireras sans être blessé. C’est juste une conversation entre nous. »
La deuxième pensée de Pete c’est : Tu mens. Je le vois dans tes yeux.
« Retourne-toi, fais un pas en avant et allume la lumière. L’interrupteur est à gauche de la porte. Puis entre. Mais n’essaie pas de claquer la porte derrière toi, sauf si tu veux recevoir une balle dans le dos. »
Pete fait un pas en avant. Tout en lui, de la poitrine jusqu’aux talons, lui paraît désarticulé et branlant. Il espère qu’il va pas se pisser dessus comme un bébé. Bon, ça serait sûrement pas si grave — il serait sûrement pas le premier à mouiller sa culotte sous la menace d’une arme à feu —, mais à lui, ça lui paraît grave. Il tâtonne de la main gauche, trouve l’interrupteur et l’actionne. Quand il voit ce qui est étendu sur le tapis souillé, il veut crier mais les muscles de son diaphragme refusent de coopérer et tout ce qui sort de lui est une plainte larmoyante. Des mouches tournoient et se posent sur ce qui reste du visage de M. Halliday. Autrement dit, pas grand-chose.
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