« Je sais, dit l’employé avec commisération. Pas très joli, hein ? Les leçons de choses le sont rarement. Il m’a énervé, Pete. Toi aussi, tu veux m’énerver ?
— Non », répond Pete d’une voix aiguë et tremblante. Ça ressemble plutôt à la voix de Tina. « Je veux pas.
— Dans ce cas, t’as bien appris ta leçon. Vas-y, entre. Très lentement. Mais te sens pas obligé de marcher dans le sang. »
Pete avance sur des jambes qu’il sent à peine, prenant à gauche le long d’un des rayonnages de livres, tâchant de poser ses mocassins sur la partie du tapis qui n’est pas souillée de sang. Elle n’est pas très étendue. Sa panique initiale a été remplacée par une nappe de terreur vitreuse. Il n’arrête pas de penser à ces lèvres rouges. De se représenter le Grand Méchant Loup disant au Petit Chaperon rouge : C’est pour mieux t’embrasser, mon enfant.
Il faut que je réfléchisse, se dit-il. Il faut que je réfléchisse, sinon je vais mourir dans cette pièce. Je risque d’y mourir de toute façon, mais si j’arrive pas à réfléchir, c’est sûr que c’est ce qui va m’arriver.
Il continue de contourner la tache violacée jusqu’à ce qu’une desserte en merisier lui bloque le passage, et il s’arrête là. Aller plus loin impliquerait de poser le pied sur la partie ensanglantée du tapis qui risque d’être encore assez humide pour faire sleurp . Sur la desserte sont posées des carafes en cristal remplies d’alcool et plusieurs gros verres à whisky. Sur le bureau, il aperçoit une hachette dont le fer renvoie un éclat de lumière du plafonnier. C’est sûrement l’arme que le type aux lèvres rouges a employée pour assassiner M. Halliday. Pete suppose que cette révélation devrait le terrifier encore davantage mais étrangement, la vue de la hachette lui éclaircit les idées comme une bonne gifle.
La porte se referme derrière lui dans un clic . L’employé qui n’est probablement pas un employé s’est adossé contre elle et pointe son joli petit revolver sur Pete.
« Très bien, dit-il, et il sourit. Maintenant on peut parler.
— De… de… » Pete s’éclaircit la voix, essaie encore et se reconnaît un peu plus, cette fois. « De quoi ? Parler de quoi ?
— Fais pas ton malin. Des carnets. Ceux que t’as volés. »
Tout converge dans l’esprit de Pete. Sa bouche s’ouvre en grand.
L’employé qui n’est pas un employé sourit.
« Ah. Ça y est, je vois que t’as pigé. Dis-moi où ils sont et tu peux encore t’en sortir vivant. »
Non, Pete ne le pense pas.
Ce qu’il pense, c’est qu’il en sait déjà trop pour ça.
Quand la fille émerge de la salle de M. Ricker, elle a le sourire, preuve que son entrevue s’est bien passée. Elle esquisse même un petit signe dans leur direction — s’adressant peut-être à eux trois, mais plus vraisemblablement à Jerome seul — tout en se hâtant vers le bout du couloir. M. Ricker, qui l’a accompagnée à la porte, dévisage Hodges et ses associés.
« Madame, messieurs, puis-je vous aider ?
— Peu probable, répond Hodges, mais ça coûte rien d’essayer. On peut entrer ?
— Je vous en prie. »
Ils s’installent aux pupitres du premier rang tels des lycéens attentifs. Ricker se perche sur le coin de son bureau, familiarité dont il s’est dispensé lors de son entretien avec sa jeune élève.
« Je suis à peu près sûr que vous n’êtes pas des parents d’élèves, alors qu’est-ce qui vous amène ?
— C’est au sujet d’un de vos élèves, dit Hodges. Un garçon nommé Peter Saubers. Nous pensons qu’il pourrait s’être attiré des ennuis. »
Ricker fronce les sourcils.
« Pete ? Ça ne lui ressemble pas. C’est un des meilleurs élèves que j’aie jamais eus. Témoignant d’un authentique amour de la littérature, tout spécialement la littérature américaine. Tableau d’honneur tous les trimestres. Quel genre d’ennuis pensez-vous qu’il se soit attirés ?
— C’est bien ça la question. Nous l’ignorons. Je l’ai interrogé, mais il m’a opposé une fin de non-recevoir. »
Le froncement de sourcils de Ricker s’accentue.
« Ça ne ressemble pas du tout au Peter Saubers que je connais.
— Cela concerne une somme d’argent dont il est semble-t-il entré en possession il y a quelques années. Je peux vous communiquer ce que nous savons à ce sujet. Ce ne sera pas long.
— Je vous en prie, mais ne me dites pas que c’est lié à un trafic de drogue.
— Non, ça ne l’est pas. »
Ricker paraît soulagé.
« Bien. J’ai trop vu ce genre de choses et nos gamins les plus intelligents courent les mêmes risques que les plus idiots. En courent même davantage, dans certains cas. Racontez-moi. Je vous aiderai si je le peux. »
Hodges commence par l’argent qui s’est mis à arriver quand les Saubers traversaient ce qu’il faut bien appeler une période noire. Il raconte à Ricker comment sept mois après la fin des livraisons mensuelles d’argent-mystère, Pete a commencé à paraître perturbé et malheureux. Il termine par la conviction de Tina selon laquelle son frère aurait essayé d’obtenir davantage d’argent, peut-être en captant la même source que celle de l’argent-mystère, et qu’il se serait retrouvé dans une situation inextricable.
« Il s’est laissé pousser la moustache, remarque Ricker, songeur, lorsque Hodges a terminé. Il est dans la classe d’écriture créative de M me Davis, cette année, mais je l’ai croisé dans le couloir et je l’ai chambré à ce sujet.
— Il l’a pris comment ? demande Jerome.
— Je ne suis pas sûr qu’il m’ait entendu. Il semblait sur une autre planète. Ce qui n’est pas inhabituel chez les adolescents, comme vous devez le savoir. Surtout quand les vacances d’été se rapprochent à grands pas. »
Holly demande :
« Vous aurait-il parlé d’un carnet ? Un carnet Moleskine ? »
Ricker réfléchit pendant que Holly le considère d’un œil plein d’espoir.
« Non, répond-il enfin. Je ne crois pas. »
Elle se rembrunit.
« Vous aurait-il parlé de quoi que ce soit ? demande Hodges. N’importe quel sujet qui aurait pu le tracasser, si mineur soit-il ? J’ai élevé une fille et je sais que parfois les enfants s’expriment en langage codé. Vous devez le savoir, vous aussi. »
Ricker sourit.
« Le fameux ami-qui.
— Pardon ?
— Comme dans : “J’ai un ami qui a peut-être mis sa copine enceinte.” ou : “J’ai un ami qui sait qui a bombé les graffitis homophobes sur le mur des toilettes des garçons.” Au bout de quelques années d’enseignement, tous les profs connaissent le fameux ami-qui. »
Jerome demande :
« Est-ce que Pete Saubers a eu un ami-qui ?
— Pas que je me souvienne. Je suis vraiment désolé. Je vous aiderais volontiers si je le pouvais. »
D’une petite voix quelque peu vidée d’espoir, Holly demande :
« Il ne vous a jamais parlé d’un ami qui tenait un journal secret ou qui aurait peut-être découvert des informations inestimables dans un carnet intime ? »
Ricker secoue la tête.
« Non. Je regrette vraiment beaucoup. Bon Dieu, je déteste penser que Pete ait pu s’attirer des ennuis. Il m’a écrit l’un des meilleurs devoirs de fin d’année qu’il m’ait été donné de lire. C’était sur la trilogie Jimmy Gold.
— John Rothstein, dit Jerome en souriant. J’ai eu un T-shirt qui disait…
— Ne m’en dites pas plus, le coupe Ricker. Cette connerie c’est des conneries.
— En fait, non. C’était la citation qui dit qu’on est pas le pigeon de service.
— Ah, fait Ricker en souriant. Celle-là . »
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