« Celui-ci a un statut spécial. Andy — je crois qu’il préfère se faire appeler Drew dorénavant — m’a dit qu’il vous le laissait pour cinq cents. Comme il a pu le négocier à un meilleur prix que ce qu’il escomptait, il voulait vous faire profiter de l’aubaine. »
La perspective d’économiser deux cent cinquante dollars fait s’évaporer tout ce qui restait des soupçons d’Elmer tombant sur un inconnu à la place habituelle de Drew. Il sort son chéquier de sa poche.
« Donc… avec l’acompte, ça nous fait… »
Morris a un geste magnanime de la main.
« Il a oublié de me préciser le montant de l’acompte. Déduisez-le vous-même. Je suis sûr qu’il vous fait confiance.
— Après toutes ces années, oui, j’espère bien. »
Elmer se penche sur le comptoir et entreprend de rédiger son chèque. Avec une lenteur exaspérante. Morris consulte la pendule de l’ordinateur. 3 :16.
« Vous avez lu On achève bien les chevaux ? demande l’autre.
— Non, répond Morris. Je suis passé à côté de celui-là. »
Que fera-t-il si le gosse arrive pendant que ce prétentieux connard à barbiche est encore en train de pérorer au-dessus de son chéquier ? Il pourra pas dire à Saubers que Andy l’attend dans l’arrière-boutique, pas après avoir dit à Elmer qu’il est parti dans le Michigan. La sueur commence à lui dégouliner sur le front et les joues. Il le sent. Il suait comme ça en prison, quand il attendait de se faire violer.
« Merveilleux bouquin, commente Elmer en s’interrompant, stylo en l’air au-dessus du chèque à moitié rédigé. Merveilleux roman noir doublé d’une formidable critique sociale de l’envergure des Raisins de la colère . » Il se tait, réfléchissant au lieu d’écrire, et maintenant il est 3 :18. « Bon… peut-être pas Les Raisins , j’exagère peut-être un peu, mais ça rivalise nettement avec En un combat douteux qui ressemble plus à un tract socialiste qu’à un roman, vous ne trouvez pas ? »
Morris donne son assentiment. Ses mains sont comme ankylosées. S’il doit dégainer le revolver, il risque de le lâcher. Ou de se tirer un coup directement dans la raie des fesses. Voilà qui le fait soudain japper de rire, un son surprenant dans cet espace tapissé de livres.
Elmer lève les yeux, sourcils froncés.
« Quelque chose de drôle ? Concernant Steinbeck, peut-être ?
— Non, non, pas du tout, dit Morris. C’est… Je souffre d’une maladie rare. » Il se passe une main sur une joue moite. « Je commence par transpirer, puis je me mets à rire. » La mine d’Elmer le fait rire à nouveau. Il se demande si Andy et Elmer ont déjà couché ensemble et l’idée de toute cette chair rebondissant et claquant le fait redoubler de rire. « Je suis désolé, monsieur Yankovic. Vous n’y êtes pour rien. Et, au fait… êtes-vous apparenté au célèbre chanteur pop humoriste Weird Al Jankovic ?
— Non, pas du tout. »
Yankovic griffonne sa signature en vitesse, déchire le chèque du talon et le tend à Morris tout sourire qui se dit que c’est une scène qu’aurait pu écrire John Rothstein. Durant l’échange, Yankovic veille à ce que leurs doigts ne se touchent pas.
« Désolé pour le rire », dit Morris en riant encore plus fort. Il vient de se souvenir qu’ils appelaient le célèbre chanteur pop humoriste Weird Al Yank-My-Dick [16] Tire ma bite.
. « Je ne peux absolument pas le contrôler. » La pendule indique maintenant 3 :21, et même ça, c’est drôle.
« Je comprends. » Elmer bat en retraite, le livre serré contre sa poitrine. « Merci. »
Il se hâte vers la porte. Morris le rappelle :
« N’oubliez pas de dire à Andy que je vous ai fait la réduction. Quand vous le verrez. »
Et ça fait rire Morris encore plus fort parce qu’elle est bien bonne, celle-là. Quand vous le verrez ! T’as pigé ?
Lorsque la crise finit par passer, il est 3 :25 et, pour la première fois, il vient à l’esprit de Morris qu’il a peut-être bousculé M. Irving « Elmer » Yankovic sans aucune raison. Peut-être que le gosse a changé d’avis. Peut-être qu’il viendra pas, et ça, ça n’a rien de drôle.
Bon, pense Morris, s’il se ramène pas ici, va falloir que j’aille le voir à la maison. Et là, rira bien qui rira le dernier. Pas vrai ?
Quatre heures moins vingt.
Plus besoin de stationner contre une bordure de trottoir jaune maintenant : les parents qui encombraient tout à l’heure le secteur du lycée, attendant pour récupérer leurs gosses, sont tous partis. Les bus scolaires aussi. Hodges, Holly et Jerome sont installés dans une berline Mercedes qui appartenait naguère à Olivia, la cousine de Holly. Cette voiture a servi d’arme au City Center, mais aucun d’entre eux ne pense à ça en cet instant. Ils ont bien d’autres choses en tête, à commencer par le fils de Thomas Saubers.
« Ce gamin, dit Jerome, il a peut-être des ennuis, mais il réfléchit vite, on peut lui reconnaître ça. » Après avoir stationné dix minutes dans la rue sans perdre de vue le City Drug, Jerome est entré dans la pharmacie pour constater que le lycéen qu’il avait pour mission de suivre était parti. « Un pro n’aurait pas fait mieux.
— Vrai », fait Hodges.
Le gamin s’est transformé en défi, un défi assurément bien plus grand que Madden le voleur d’avion. Hodges n’a pas interrogé le pharmacien lui-même et n’a nul besoin de le faire. Pete passe prendre les médicaments de son père depuis des années : il connaît le pharmacien et le pharmacien le connaît. Il aura inventé une histoire à la con et le pharmacien l’aura laissé sortir par la porte de derrière, et hop ! fait la belette. Ils n’ont même pas pensé à surveiller Frederick Street parce que ça ne semblait pas nécessaire.
« Alors, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demande Jerome.
— Je crois qu’on devrait aller faire un tour à la maison des Saubers. On avait une faible chance de laisser les parents en dehors de ça, à la demande de Tina, mais je pense que la promesse ne tient plus.
— Ils doivent déjà se douter que c’est lui, dit Jerome. Je veux dire, ce sont ses parents . »
Hodges a envie de dire : Il n’y a pas plus aveugle que celui qui ne veut pas voir , mais il préfère hausser les épaules.
Holly n’a encore rien dit, elle est juste assise au volant de son paquebot de voiture, bras croisés sur la poitrine, se tapotant légèrement les épaules du bout des doigts. Voilà qu’elle se tourne vers Hodges, affalé sur la banquette arrière.
« Tu as parlé du carnet à Peter ?
— J’ai même pas eu le temps », répond Hodges. Holly a une idée derrière la tête avec ce carnet et il aurait dû en parler au gosse, rien que pour la satisfaire, mais la vérité vraie, c’est qu’il y a même pas pensé. « Il a décidé de filer et il a décarré vite fait. Même pas pris la carte que je lui tendais. »
Holly montre le lycée du doigt.
« Je crois qu’on devrait aller parler à Ricky le Hippie avant de partir. » Et comme ni l’un ni l’autre ne répond : « La maison des Saubers sera encore là , vous savez. Elle ne va pas s’envoler , ni rien.
— J’imagine que ça peut pas faire de mal », dit Jerome.
Hodges soupire :
« Pour lui dire quoi exactement ? Qu’un de ses élèves a trouvé ou volé une grosse galette et qu’il a distribué l’argent à ses parents sous forme de pension mensuelle ? C’est les parents qui devraient découvrir ça avant un quelconque prof qui probablement ne se doute de rien. Et c’est Pete qui devrait le leur dire. Ça allégerait la pression qui pèse sur sa sœur, pour commencer.
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