Il pense un instant éteindre son portable puis décide que non. Si elle lui envoie un autre texto — ou Tina —, il vaut mieux qu’il le sache. Il lève les yeux vers la pendule et voit qu’il est trois heures moins vingt. La cloche va bientôt sonner et il va quitter le lycée.
Pete se demande s’il y reviendra jamais.
Hodges range sa Prius à une quinzaine de mètres de l’entrée principale du lycée. La bordure du trottoir est peinte en jaune mais il a une vieille carte POLICIER EN FACTION dans sa boîte à gants, qu’il garde précisément pour les problèmes de stationnement de ce genre. Il la place bien en vue sur le tableau de bord. Quand la cloche sonne, il descend de voiture et s’appuie contre le capot, bras croisés, yeux rivés sur les portes. Gravée au-dessus de l’entrée figure la devise du lycée : L’ÉDUCATION EST LE FLAMBEAU DE LA VIE. Hodges a son téléphone à la main, prêt à passer ou à recevoir un appel, selon qui sort ou ne sort pas du lycée.
L’attente est brève car Pete Saubers figure parmi le premier groupe de lycéens à se précipiter au-dehors dans la chaleur de cette journée de juin et à dévaler les larges marches de granit. La plupart des jeunes vont par deux ou trois. Le petit Saubers est seul. D’autres vont solo, bien sûr, mais lui a une expression butée sur le visage comme s’il vivait déjà dans le futur et non dans l’ici et maintenant. Les yeux de Hodges sont toujours aussi bien entraînés et il trouve que ça pourrait être le visage d’un soldat se préparant au combat.
Ou alors le petit est juste tracassé par ses notes de fin d’année.
Au lieu de se diriger vers les bus jaunes rangés le long du bâtiment sur la gauche, il tourne à droite vers où Hodges est garé. Hodges s’avance tranquillement à sa rencontre tout en appelant Holly grâce à la touche de raccourci.
« Je l’ai. Préviens Jerome. »
Il coupe la communication sans attendre sa réponse.
Le gosse s’écarte pour éviter Hodges sur le trottoir. Hodges fait un pas de côté pour lui couper la route.
« Hé, Pete, t’as une minute ? »
Les yeux du gosse se fixent sur lui. Il est joli garçon mais son visage est trop mince et il a le front grêlé d’acné. Ses lèvres sont si étroitement serrées qu’on ne voit presque plus sa bouche.
« Qui êtes-vous ? » demande le garçon.
Ni Oui, monsieur ou Que puis-je faire pour vous . Juste Qui êtes-vous . Sa voix est aussi tendue que son visage.
« Je m’appelle Bill Hodges. J’aimerais te parler. »
Des gamins les dépassent, bavardant, se bousculant, riant, déconnant, rajustant leurs bretelles de sac à dos. Quelques-uns jettent un bref coup d’œil à Pete et au vieux mec aux cheveux blancs clairsemés mais aucun ne manifeste un quelconque intérêt. Ils ont d’autres choses à faire et d’autres gens à voir.
« De quoi ?
— Dans ma voiture, ce sera mieux. Nous serons plus tranquilles. »
Il désigne la Prius du doigt.
Le gosse répète :
« De quoi ? »
Il ne bouge pas.
« Je t’explique en deux mots, Pete. Ta sœur Tina est copine avec Barbara Robinson. Je connais la famille Robinson depuis des années, ce sont des amis, et Barb a persuadé Tina de venir me parler. Elle est très inquiète pour toi.
— Pourquoi ?
— Si tu veux savoir pourquoi moi , c’est parce que j’ai été inspecteur de police dans ma vie d’avant. »
Une lueur d’alarme s’allume dans les yeux du gosse.
« Si tu veux savoir pourquoi Tina s’inquiète, il vaudrait vraiment mieux qu’on en discute pas dans la rue. »
Sans transition, la lueur d’alarme disparaît des yeux du gosse et son visage est de nouveau inexpressif. C’est le visage d’un bon joueur de poker. Hodges a déjà questionné des suspects capables de neutraliser l’expression de leur visage comme ça et ce sont habituellement ceux qui sont les plus durs à faire craquer. Pour peu qu’on arrive à les faire craquer.
« Je ne sais pas ce que Tina vous a dit mais elle n’a aucune raison de s’inquiéter.
— Si ce qu’elle m’a dit est vrai, elle pourrait bien en avoir. » Hodges gratifie Pete de son plus franc sourire. « Allons, Pete. Je vais pas te kidnapper. Je te le jure. »
Pete hoche la tête à contrecœur. Quand ils arrivent devant la Prius, le gosse s’arrête net. Il a vu la carte sur le tableau de bord.
« Vous avez été inspecteur de police ou vous l’êtes toujours ?
— Je l’ai été, confirme Hodges. Cette carte… disons que c’est un souvenir. Elle m’est bien utile, parfois. Je suis à la retraite depuis cinq ans. Monte, je t’en prie, on parlera plus à l’aise. Je suis venu en ami. Si on reste debout là plus longtemps, je vais fondre.
— Et si je veux pas ? »
Hodges hausse les épaules.
« Alors t’es libre.
— Bon d’accord, pas plus d’une minute alors, dit Pete. Je dois rentrer à la maison à pied aujourd’hui pour pouvoir passer à la pharmacie chercher un médicament pour mon père. Il prend du Vioxx. Parce qu’il a été grièvement blessé il y a quelques années. »
Hodges hoche la tête.
« Je sais. Au City Center. J’étais l’inspecteur en charge.
— Ah ouais ?
— Ouais. »
Pete ouvre la portière passager et monte dans la Prius. Être dans la voiture d’un inconnu ne semble pas le rendre nerveux. Il est prudent et sur ses gardes, mais pas nerveux. Hodges, qui a conduit environ dix mille interrogatoires de suspects et de témoins au fil des années, est à peu près sûr que le gosse a pris sa décision, mais il ne saurait dire s’il a choisi de lâcher ce qu’il a sur le cœur ou de le garder pour lui. D’une façon ou d’une autre, il ne va pas tarder à le savoir.
Il contourne le véhicule et monte au volant. Ça ne paraît pas déranger Pete, mais quand Hodges met le moteur en route, le gosse se raidit et saisit la poignée de la portière.
« Relax. C’est juste pour avoir l’air conditionné. Il fait une foutue chaleur au cas où t’aurais pas remarqué. Surtout si tôt dans l’année. Ça doit être le réchauffement clim…
— Bon, traînons pas, que je puisse passer prendre le médicament de mon père et rentrer chez moi. Que vous a dit ma sœur ? Vous savez qu’elle a que treize ans, hein ? Je l’aime à mort mais ma mère appelle Tina la Reine du Drame. » Et il ajoute, comme si ça expliquait tout : « Avec sa copine Ellen, elle rate jamais un épisode de la série Pretty Little Liars [14] Les Menteuses.
. »
OK, donc la décision initiale est de ne pas parler. Pas très surprenant. Le boulot, maintenant, c’est de le faire changer d’avis.
« Parle-moi de l’argent qui est arrivé par la poste, Pete. »
Pas de raidissement du corps ; pas de petit sourire entendu. Il savait que j’allais parler de ça, pense Hodges. Il l’a su dès que j’ai prononcé le nom de sa sœur. Il a peut-être même été prévenu à l’avance. Tina a pu changer d’avis et lui envoyer un texto.
« Vous voulez dire l’argent-mystère, dit Pete. C’est comme ça qu’on l’appelle.
— Ouais. C’est ça que je veux dire.
— Ça a commencé à arriver il y a à peu près quatre ans. Je devais avoir l’âge qu’a Tina aujourd’hui. Une enveloppe adressée à mon père tous les mois environ. Jamais de lettre d’explication, juste l’argent.
— Cinq cents dollars.
— Une ou deux fois il a dû y avoir un peu moins, ou un peu plus, je crois. J’étais pas toujours là quand l’enveloppe arrivait et après les trois ou quatre premières fois, papa et maman ont arrêté d’en parler.
— De peur que ça leur porte malheur ?
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