Il s’est jamais senti aussi sain d’esprit de toute sa vie.
Quand son gros connard de chef verra qu’il est pas venu bosser ce matin, il préviendra sûrement McFarland. C’est ce qu’il est censé faire en tout cas, en cas d’absence non justifiée. Morris doit donc disparaître. Passer sous le radar. Éteindre les lumières.
Parfait.
Génial, même.
À huit heures ce matin-là, il prend le bus dans Main Street, parcourt toute la ligne et descend tout au bout, dans Lower Main où le bus repart en sens inverse, et il continue à pied jusqu’à Lacemaker Lane. Morris a enfilé son seul blazer et noué sa seule cravate, et ils sont en assez bon état pour coller avec le paysage, même s’il est encore trop tôt pour qu’aucune des boutiques huppées et prétenchieuses soit ouverte. Il s’engage dans la ruelle qui sépare Andrew Halliday Rare Editions et la boutique voisine, La Bella Flora Children’s Boutique. Il y a trois places de stationnement dans la courette à l’arrière du bâtiment, deux pour la boutique de vêtements et une pour la librairie. Une Volvo est garée côté Bella Flora. L’autre place est vide. Idem pour celle réservée à Andrew Halliday.
Ça aussi, c’est parfait.
Morris repart du même pas alerte avec lequel il est arrivé, s’arrête pour jeter un coup d’œil réconfortant à la pancarte FERMÉ suspendue à l’intérieur de la porte vitrée de la librairie, et poursuit son chemin jusqu’à Lower Main où il attrape un bus vers le nord de la ville. Deux changements plus tard, il descend devant le centre commercial Valley Plaza, à deux blocs du domicile de feu Andrew Halliday.
Il marche de nouveau d’un pas alerte. Comme s’il savait où il se trouve, où il va, et qu’il avait tous les droits d’être là. Coleridge Street est quasi déserte, ce qui ne le surprend pas. Il est neuf heures et quart (son gros connard de chef doit en ce moment même regarder le bureau inoccupé de Morris et fulminer). Les mômes sont en classe ; les papas et mamans travailleurs sont en train de se casser le cul pour ne pas laisser la dette se creuser sur leur carte de crédit ; la plupart des livreurs et des fournisseurs de services ne commenceront à circuler dans le quartier qu’à partir de dix heures. Le seul autre meilleur moment serait les heures assoupies du milieu de l’après-midi mais il peut pas se permettre d’attendre si longtemps. Trop d’endroits à voir, trop de choses à faire. C’est le grand jour de Morris Bellamy. Sa vie a pris un long, long chemin de traverse, mais aujourd’hui, il est pratiquement revenu sur la piste principale.
Tina commence à se sentir mal à peu près à l’heure où Morris remonte tranquillement l’allée de feu Drew Halliday et aperçoit la voiture de son vieux pote rangée dans son garage. Tina n’a presque pas dormi de la nuit tellement elle s’inquiète de la façon dont Pete prendra le fait qu’elle l’a cafardé. Son petit déjeuner lui pèse comme une grosse boule sur l’estomac et tout à coup, pendant que M me Sloan déclame « Annabel Lee » de Poe (M me Sloan peut pas se contenter de lire ), cette grosse boule indigeste commence à lui remonter dans la gorge et à chercher la sortie.
Tina lève la main. Qui lui semble peser au moins cinq kilos. Mais elle la tient en l’air jusqu’à ce que M me Sloan lève les yeux.
« Oui, Tina ? Qu’est-ce qu’il y a ? »
Elle paraît agacée mais Tina s’en fiche. S’en contrefiche.
« Je me sens pas bien. Il faut que j’aille aux toilettes.
— Eh bien, vas-y, je t’en prie, mais reviens vite. »
Tina s’esquive en vitesse. Certaines filles pouffent de rire — à treize ans, les visites impromptues aux toilettes sont toujours amusantes — mais Tina est trop concentrée sur cette boule qui lui monte dans la gorge pour éprouver de l’embarras. Dès qu’elle est dans le couloir, elle se met à courir aussi vite qu’elle peut en direction des toilettes mais la boule est plus rapide qu’elle. Elle se plie en deux avant de les atteindre et vomit son petit déjeuner sur ses tennis.
M. Haggerty, chef de l’entretien du collège, arrive juste en haut de l’escalier. Il la voit se reculer en titubant de la flaque fumante à ses pieds et s’élance au trot vers elle, sa ceinture porte-outils cliquetant autour de sa taille.
« Hé, petite, ça va ? »
Tina cherche le mur d’un bras qui lui paraît mou comme du caoutchouc. Le monde ondoie autour d’elle. C’est en partie dû au fait qu’elle a vomi assez fort pour en avoir les larmes aux yeux. Mais pas seulement. Elle regrette aussi amèrement d’avoir laissé Barbara la persuader de parler à M. Hodges, elle regrette amèrement de pas avoir laissé Pete se débrouiller tout seul pour arranger ce qui cloche. Et s’il refusait de lui adresser la parole pour toujours ?
« Ça va, dit-elle. Je suis désolée, j’ai tout sal… »
Mais le monde continue d’ondoyer et de se brouiller autour d’elle. Elle ne s’évanouit pas vraiment mais sent le monde se retirer très loin, devenir quelque chose qu’elle regarderait à travers une vitre sale plutôt qu’un lieu dans lequel elle se trouverait. Elle glisse le long du mur, surprise de voir ses genoux en collants verts monter à sa rencontre. C’est à ce moment-là que M. Haggerty la rattrape et l’emporte au rez-de-chaussée vers l’infirmerie du collège.
La petite Subaru verte de Andy est parfaite, de l’avis de Morris — personne ne lui prêtera deux secondes d’attention, ni même une. Il y en a à peine quelques milliers comme elle. Il recule dans l’allée et prend la route du North Side, l’œil aux aguets afin de repérer des flics et respectant toutes les limitations de vitesse.
Au début, c’est presque la réplique du vendredi soir. Il fait de nouveau halte au centre commercial de Bellows Avenue et entre de nouveau chez Home Depot. Il se rend au rayon outillage où il sélectionne un tournevis à longue lame et un ciseau à bois. Puis il reprend la voiture et roule jusqu’au cube de briques massif qui abritait naguère le Centre Aéré de Birch Street où il se gare à nouveau dans l’emplacement marqué RÉSERVÉ AUX VÉHICULES DU CENTRE.
C’est un bon emplacement pour se livrer à des activités illicites. Il y a un quai de chargement d’un côté et une haute haie de l’autre. Il n’est visible que de l’arrière — du terrain de base-ball et des terrains de basket craquelés — mais comme les gosses sont à l’école, toutes ces zones sont désertes. Morris va directement à la fenêtre du sous-sol qu’il a repérée précédemment, il s’accroupit et enfonce la lame du tournevis dans la fente du haut. Elle pénètre facilement parce que le bois est pourri. Il se sert du ciseau à bois pour agrandir la fente. Le carreau remue dans son cadre mais ne se brise pas, le mastic est vieux et il y a du jeu. L’éventualité de la présence d’une alarme dans cette vieille bâtisse s’éloigne davantage à chaque seconde.
Morris repose le ciseau à bois pour reprendre le tournevis. Il le fait pénétrer en force dans la brèche qu’il a pratiquée, touche le verrou et le repousse. Il regarde autour de lui pour s’assurer qu’il n’est pas observé — c’est un bon emplacement, certes, mais commettre une effraction en plein jour reste risqué — et ne voit rien d’autre qu’un corbeau perché sur un poteau téléphonique. Il insère le ciseau à bois à la base de la fenêtre, le tapotant de la paume pour le faire pénétrer le plus loin possible, puis appuie dessus pour faire levier. Un moment, rien ne se passe. Puis la fenêtre glisse vers le haut dans un crissement de bois et une pluie de poussière. Bingo. Il essuie la sueur sur son visage et scrute l’intérieur, les chaises empilées, les tables de jeu, les cartons de bazar, vérifiant qu’il lui sera facile de se glisser par l’ouverture et de se laisser choir sur le sol.
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