Mais Tina n’hésite même pas.
« Ricky le Hippie », répond-elle tout de go, et elle pouffe de rire.
Holly s’arrête, pied en l’air.
« Qui ?
— M. Ricker, c’est ça son vrai nom. Pete dit que certains élèves l’appellent Ricky le Hippie parce qu’il porte des chemises et des cravates à fleurs rétro. Pete l’a eu quand il était en première. Ou en seconde. Je me souviens plus. Il disait que M. Ricker s’y connaissait en bons livres. M’zelle… heu, je veux dire, Holly, est-ce que M. Hodges a toujours l’intention de parler à Pete demain ?
— Oui. Ne t’inquiète pas pour ça. »
Mais Tina s’inquiète beaucoup, au contraire. Elle paraît même au bord des larmes et Holly sent son propre estomac se contracter comme une petite balle dure.
« Oh, là, là, j’espère qu’il va pas me détester.
— Mais non », la rassure Holly. Elle mâchonne sa Nicorette à la vitesse de l’éclair. « Bill va trouver ce qui ne va pas et arranger ça. Et ensuite ton frère t’aimera encore plus qu’avant.
— Vous me promettez ?
— Oui ! Aïe !
— Qu’est-ce qu’y a ?
— Rien. » Elle s’essuie la bouche et regarde le sang sur ses doigts. « Je me suis mordu la lèvre. Il faut que j’y aille, Tina. Tu m’appelleras si tu penses à quelqu’un à qui il a pu se confier au sujet de l’argent ?
— Non, y a personne, dit Tina d’un ton désolé, et elle se met à pleurer.
— Bon… OK. » Et sentant qu’elle ne doit pas en rester là : « T’en fais pas pour tes yeux. Ils sont super jolis comme ça. T’as pas besoin de les maquiller. Au revoir. »
Elle coupe la communication sans attendre la réponse de Tina et recommence à faire les cent pas. Elle crache le reste de Nicorette dans la corbeille près de son bureau et se tamponne les lèvres à l’aide d’un mouchoir en papier, mais le saignement a déjà cessé.
Pas d’ami intime et pas de petite copine régulière. Aucun nom, sauf celui de ce prof, le hippie aux chemises à fleurs.
Holly se rassoit et rallume son ordinateur. Elle ouvre Firefox, va sur le site du lycée de Northfield, clique sur NOTRE ÉQUIPE PÉDAGOGIQUE, et voilà Howard Ricker, en chemise à motif floral et manches évasées, tout comme Tina l’a décrit. Et une cravate parfaitement ridicule. Est-il réellement impensable que Pete Saubers ait parlé à son prof d’anglais préféré, surtout si cela concerne ce qu’il écrivait (ou lisait) dans un carnet Moleskine ?
Quelques clics plus tard, le numéro de téléphone de Howard Ricker s’affiche sur l’écran de l’ordinateur. Il est encore tôt mais elle ne se sent pas d’appeler de but en blanc un total inconnu. Appeler Tina lui a déjà coûté et cet appel-là s’est conclu sur des larmes.
J’en parlerai à Bill demain, décide-t-elle. Il pourra appeler Ricky le Hippie s’il pense que ça en vaut la peine.
Elle retourne à son volumineux dossier films et se retrouve de nouveau bien vite absorbée dans Le Parrain 2 .
Ce dimanche soir, Morris se rend dans un deuxième cybercafé et se livre à sa petite enquête perso. Quand il a trouvé ce qu’il cherche, il repêche le bout de papier où il a noté le numéro de portable de Peter Saubers et y inscrit l’adresse de Andrew Halliday. Coleridge Street est dans le West Side. Dans les années soixante-dix, c’était une enclave essentiellement classe moyenne blanche où toutes les maisons essayaient d’avoir l’air un peu plus coûteuses qu’elles ne l’étaient en réalité, et au final, toutes avaient l’air à peu près pareilles.
Un petit détour par quelques sites d’agences immobilières locales apprend à Morris que les choses n’ont guère changé de ce côté-là de la ville, même si un centre commercial haut de gamme, Valley Plaza, y a été construit. La voiture de Andy est peut-être restée garée devant sa maison là-bas. À moins qu’elle ne soit sur le parking derrière sa boutique, Morris n’a pas pensé à regarder (bon Dieu, on peut pas tout vérifier, pense-t-il), mais ça lui semble peu probable. Qui s’embêterait à prendre sa voiture matin et soir pour faire cinq bornes avec la circulation des heures de pointe alors que pour dix dollars tu peux te payer une carte de bus mensuelle et pour cinquante une carte valable six mois ? Morris a les clés de la maison de son vieux pote mais il ne prendra pas le risque de s’en servir : la maison a largement plus de chances d’être sous alarme que le Centre Aéré de Birch Street.
Il a aussi les clés de la voiture de Andy et une caisse pourrait bien lui être utile.
Il retourne à pied au Manoir aux Barges, convaincu que McFarland l’y attend et que, non content de faire pisser Morris dans son petit gobelet en plastique, il a l’intention cette fois de fouiller sa chambre. Et là, il trouvera le sac de jardinage contenant l’ordinateur volé, la chemise et les chaussures couvertes de sang. Sans parler de l’enveloppe de billets qu’il a prise dans le tiroir de bureau de son vieux pote.
Je le tuerai, songe Morris — qui est maintenant (du moins dans son propre esprit) Morris le Loup.
Mais il pourrait pas se servir du flingue : des tas de gens, au Manoir aux Barges, savent reconnaître un coup de feu, même le petit p-pan poli d’un mini-flingue de pédale comme le P238 de son vieux pote, et il a laissé la hachette dans le bureau de Andy. La hachette ferait peut-être pas l’affaire de toute manière, même s’il l’avait. McFarland est aussi balèze que Andy, mais pas gras ramollo comme Andy. McFarland est costaud .
C’est OK, se rassure Morris. Cette connerie c’est que des conneries. Parce qu’un vieux loup est un loup sournois, et que c’est comme ça qu’y faut que j’agisse, maintenant : sournoisement.
McFarland n’attend pas sous le porche, mais Morris n’a pas le temps de pousser un soupir de soulagement qu’il s’est déjà convaincu que son agent de probation l’attend en haut de l’escalier. Pas dans le vestibule. Car il est probablement nanti d’un passe qui lui donne accès à toutes les chambres de ce taudis minable empestant la pisse.
Viens me chercher, pense-t-il. Essaie juste pour voir, espèce d’enculé.
Mais sa porte est fermée à clé, la chambre est déserte et elle a pas l’air d’avoir été fouillée, même si McFarland a dû faire ça proprement… sournoisement…
Puis Morris se traite d’idiot. Si McFarland avait fouillé sa chambre, il l’aurait attendu en compagnie de deux flics, deux flics avec des menottes.
Quand bien même, il ouvre grand la porte du placard pour vérifier que les sacs de jardinage sont toujours là. Ils y sont. Il sort l’argent de l’enveloppe et le compte. Six cent quarante dollars. Pas des masses, même pas le dixième de ce qu’il y avait dans le coffre de Rothstein, mais c’est toujours ça de pris. Il le remet dans l’enveloppe, referme le sac, puis s’assied sur son lit et tend ses mains devant lui. Elles tremblent.
Faut que je sorte ça d’ici, pense-t-il, et faut que je le fasse demain matin. Mais pour l’emmener où ?
Morris reste allongé sur son lit, les yeux au plafond, à réfléchir. Il finit par s’endormir.
Lundi, le jour point, tiède et clair. Le thermomètre placé en façade du City Center affiche déjà vingt et un degrés alors que le soleil n’a pas encore totalement émergé de l’horizon. Ce ne sont pas encore les vacances d’été, il y en a encore pour deux semaines d’école, mais aujourd’hui risque d’être le premier jour de canicule de l’été, de ces jours où les gens s’épongent la nuque en plissant les yeux en direction du soleil et en parlant de réchauffement climatique.
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