Tandis qu’elle va et vient, elle marmonne quelques-unes des meilleures tirades du film.
« Je n’ai pas envie de tuer tout le monde. Uniquement mes ennemis. »
« Comment on dit Banana Daïquiri en espagnol ? »
« Ton pays, c’est pas ta famille, souviens-toi de ça. »
Et, évidemment, celle dont tout le monde se souvient : « Je sais que c’est toi, Fredo. Tu m’as brisé le cœur. »
Si elle était en train de regarder un autre film, elle entonnerait un couplet de citations totalement différent. C’est une forme d’auto-hypnose qu’elle a commencé à pratiquer à l’âge de sept ans après avoir vu La Mélodie du bonheur . (Sa réplique favorite dans ce film : « Je me demande quel goût a l’herbe. »)
En fait, elle pense au carnet Moleskine que le frère de Tina a caché précipitamment sous son oreiller. Bill est convaincu que ce carnet n’a rien à voir avec l’argent que Pete envoyait à ses parents, mais Holly n’en est pas si sûre.
Elle a tenu des journaux intimes la majeure partie de sa vie, énumérant tous les films qu’elle a vus, tous les livres qu’elle a lus, tous les gens à qui elle a parlé, l’heure à laquelle elle s’est levée, l’heure à laquelle elle s’est couchée. Même toutes les fois où elle est allée à la selle, sous le nom de code EFP, pour Été Faire Popo (parce qu’on ne sait jamais, quelqu’un pourrait tomber sur ses journaux après sa mort). Elle sait que ce genre de comportement relève du trouble obsessionnel compulsif — elle a abordé avec sa thérapeute la question des listes obsessionnelles qui, en réalité, ne sont rien d’autre qu’une forme de pensée magique — mais ça ne fait de mal à personne, pas vrai ? Et si elle préfère rédiger ses listes dans des carnets Moleskine, qui est-ce que ça regarde, à part elle ? Le truc, c’est qu’elle s’y connaît un peu en Moleskine et elle sait par conséquent qu’ils ne sont pas donnés. Avec deux dollars cinquante, tu te payes un carnet à spirale chez Walgreens, mais pour un Moleskine du même nombre de pages, il te faut en débourser dix. Pourquoi un gosse voudrait-il un carnet aussi cher, surtout un gosse venant d’une famille qui tire le diable par la queue ?
« C’est pas logique », observe Holly à voix haute. Puis, comme si c’était la suite logique de cette réflexion : « Laisse le flingue. Prends les cannellonis. » Celle-là, elle sort du film original Le Parrain , mais c’est quand même une bonne réplique. L’une des meilleures.
Envoie le fric. Garde le carnet.
Un carnet coûteux , fourré vite fait sous l’oreiller quand la petite sœur fait inopinément irruption dans la chambre. Plus elle y pense, plus Holly est d’avis qu’il y a quelque chose à en tirer.
Elle remet le film en route mais n’arrive pas à suivre son intrigue pourtant archiconnue et archi-aimée, à cause de cette histoire de carnet qui lui trotte dans la tête. Holly fait alors un geste inédit, du moins avant l’heure d’aller au lit : elle éteint son ordi. Puis elle se remet à faire les cent pas, mains nouées derrière le dos.
Envoie le fric. Garde le carnet.
« Et le décalage ! s’exclame-t-elle à l’adresse de la pièce déserte. N’oublie pas le décalage ! »
Oui. Les sept mois de dormance entre la fin de l’argent et le moment où le petit Saubers a commencé à être tendu comme une arbalète. Parce qu’il lui avait fallu sept mois pour imaginer un moyen de se procurer davantage d’argent ? C’est ce que pense Holly. Elle pense qu’il a eu une idée mais que c’était pas une bonne idée. Que c’est une idée qui lui a attiré des ennuis.
« Qu’est-ce qui attire des ennuis aux gens, quand il s’agit d’argent ? » demande Holly à la pièce déserte tout en accélérant le pas. « Le vol. Le chantage aussi. »
Est-ce que c’était ça ? Pete Saubers avait-il tenté de faire du chantage à quelqu’un au sujet de quelque chose figurant dans le carnet Moleskine ? Quelque chose concernant l’argent volé, peut-être ? Mais s’il avait volé cet argent lui-même, comment Pete aurait-il pu faire un quelconque chantage à quelqu’un ?
Holly s’approche de son téléphone, tend la main pour le saisir, la retire. Pendant près d’une minute, elle se tient là, sans bouger, à se mordiller les lèvres. Elle n’a pas l’habitude de prendre des initiatives. Peut-être qu’elle devrait appeler Bill d’abord pour lui demander si elle fait bien ?
« Mais Bill ne pense pas que le carnet ait une quelconque importance, annonce-t-elle à son salon. Moi, je pense différemment. Et j’ai le droit de penser différemment si je veux. »
Elle s’empare de son téléphone portable posé sur la table basse et appelle Tina Saubers avant de se dégonfler.
« Allô ? » interroge Tina prudemment. Chuchotant presque. « Qui est à l’appareil ?
— Holly Gibney. Tu n’as pas vu mon numéro s’afficher car il est sur liste rouge. Je suis très prudente en ce qui concerne mon numéro, mais je serai heureuse de te le donner, si tu le veux. On peut parler à tout moment, parce qu’on est amies, et que ça sert à ça, les amis. Ton frère est rentré de son week-end ?
— Oui. Il est arrivé vers six heures alors qu’on terminait de dîner. Maman lui a dit qu’il restait plein de rôti et de pommes de terre, qu’elle pouvait les lui réchauffer, s’il voulait, mais il a dit qu’ils s’étaient arrêtés chez Denny’s sur le chemin du retour. Et il est monté directement dans sa chambre. Il a même pas voulu de la tarte aux fraises qu’il adore pourtant. Je me fais vraiment du souci pour lui, m’zelle Holly.
— Tu peux juste m’appeler Holly, Tina. »
Holly déteste ce m’zelle qui lui évoque un moustique zonzonnant autour de sa tête.
« D’accord.
— Il t’a dit quelque chose ?
— Juste salut, répond Tina d’une petite voix.
— Et tu ne lui as pas dit que tu es venue au bureau avec Barbara vendredi ?
— Oh, non !
— Où est-il maintenant ?
— Toujours dans sa chambre. Il écoute les Black Keys. J’ai horreur des Black Keys.
— Oui, moi aussi. »
Holly n’a aucune idée de qui sont ces Black Keys mais elle pourrait réciter le générique complet de Fargo . (Meilleure réplique de ce film, dans la bouche de Steve Buscemi : « Fous-moi la paix, vieux ! Va fumer le calumet de la paix ! »)
« Dis-moi, Tina, est-ce que Pete a un meilleur ami à qui il aurait pu raconter ce qui le perturbe ? »
Tina réfléchit. Holly en profite pour piquer une Nicorette dans le paquet ouvert à côté de son ordinateur et se la fourrer dans la bouche.
« Je crois pas, dit finalement Tina. J’imagine qu’il a des copains et des copines au lycée, il a plutôt la cote, mais son seul vrai ami, c’était Bob Pearson, qui habitait pas loin de chez nous. Mais ils ont déménagé à Denver l’an dernier.
— Et une petite amie ?
— Il est sorti avec Gloria Moore mais ils ont cassé après Noël. Pete a dit qu’elle aimait pas lire et qu’il pourrait jamais rester avec une fille qui aime pas les livres. » Nostalgique, Tina ajoute : « J’aimais bien Gloria. Elle m’avait montré comment me maquiller les yeux.
— Les filles n’ont pas besoin de se maquiller les yeux avant trente ans », déclare autoritairement Holly qui ne s’est elle-même jamais maquillé les yeux. Sa mère dit que seules les catins se maquillent les yeux.
« Ah oui ? » Tina a l’air stupéfait.
« Et ses profs ? Est-ce qu’il a un ou une prof préférée à qui il aurait pu se confier ? »
Holly n’est pas sûre qu’un grand frère ait pu parler à sa petite sœur de ses profs préférés ou que la petite sœur ait écouté s’il l’avait fait. Elle pose cette question parce que c’est la seule chose qui lui vient à l’esprit.
Читать дальше