Quand Hodges arrive à son bureau, à huit heures trente, Holly est déjà là. Elle lui raconte sa conversation téléphonique de la veille avec Tina et demande à Hodges s’il parlera à Howard Ricker, alias Ricky le Hippie, dans le cas où il n’arriverait pas à obtenir le fin mot de l’histoire de Pete lui-même. Hodges approuve l’idée et félicite Holly de l’avoir eue (elle s’empourpre sous le compliment), mais se dit en son for intérieur qu’il ne sera pas nécessaire de parler à Ricker. S’il n’arrive pas à faire craquer un gamin de dix-sept ans — un gamin qui meurt probablement d’envie de confier à quelqu’un ce qui le tourmente — il n’a plus qu’à arrêter de bosser et à déménager en Floride, lieu de villégiature de tant de flics retraités.
Il demande à Holly si elle voudra bien guetter le petit Saubers dans Garner Street à la sortie de l’école. Elle accepte, du moment qu’elle a pas à l’accoster elle-même.
« Non, ça c’est mon boulot, la rassure Hodges. Si tu le vois, t’auras juste à m’appeler. Je ferai le tour du bloc et je lui couperai la route. On a des photos de lui ?
— J’en ai téléchargé six sur mon ordi. Cinq de l’annuaire du lycée et une de la bibliothèque de Garner Street où il travaille comme élève-assistant ou quelque chose comme ça. Viens les voir. »
Le meilleur cliché — un gros plan de Pete Saubers en cravate et blazer foncé — a pour légende : VICE-PRÉSIDENT DES ÉLÈVES, CLASSE 2015. Il est brun et joli garçon. La ressemblance avec sa petite sœur n’est pas flagrante mais elle est néanmoins perceptible. Des yeux bleus intelligents fixent Hodges d’un regard direct. On y détecte même une infime pointe d’humour.
« Tu peux les envoyer par mail à Jerome ?
— C’est fait. »
Holly sourit et Hodges se dit — comme il se le dit à chaque fois — qu’elle devrait sourire plus souvent. Quand elle sourit, Holly est presque belle. Avec un peu de mascara, elle le serait probablement.
« Ouah ! Ça va me faire plaisir de revoir Jerome.
— Quel est mon programme de ce matin, Holly ? Quelque chose de prévu ?
— Tribunal à dix heures. L’inculpation pour coups et blessures.
— Ah, oui. Le gars qui s’en est pris à son beau-frère. Kelson le Cogneur Chauve.
— C’est pas gentil de donner des surnoms aux gens », dit Holly.
C’est sans doute vrai, mais aller au tribunal est toujours un emmerdement, et devoir y aller ce matin est particulièrement emmerdant. Même si ça ne devrait pas lui prendre plus d’une heure, sauf si la juge Wiggins a ralenti le rythme depuis l’époque où Hodges était flic. Pete Huntley avait surnommé Brenda Wiggins « FedEx » parce qu’elle assurait toujours la livraison dans les temps.
Le Cogneur Chauve s’appelle James Kelson et sa photo devrait figurer dans le dictionnaire à côté de la définition racaille blanche . Il habite le secteur de Edgemont Avenue, parfois désigné sous le nom de Paradis des Pedzouilles. Dans le cadre de son contrat avec l’un des concessionnaires auto de la ville, Hodges avait eu pour mission de saisir l’Acura MDX de Kelson pour laquelle ce dernier avait cessé tout paiement plusieurs mois auparavant. Quand Hodges s’était présenté à la maison délabrée de Kelson, Kelson n’était pas là. La voiture non plus. M me Kelson — une dame avec un air de cheval fourbu remisé encore fumant à l’écurie — lui avait expliqué que son frère Howie avait volé l’Acura de son mari. Elle lui avait donné l’adresse, située aussi dans le Paradis des Pedzouilles.
« J’ai pas un sou d’affection pour Howie, avait-elle confié à Hodges, mais faudrait ’t’être mieux que vous y arrivez avant que Jimmy le tue. Quand Jimmy est colère, il sait pas parler. Il sait que cogner. »
Quand Hodges était arrivé, James Kelson était effectivement en train de cogner Howie. Il s’était armé d’un manche de râteau et son crâne chauve luisait de sueur sous le soleil. Le beau-frère de Kelson était étendu par terre dans son allée envahie d’herbes folles au pied du pare-chocs arrière de l’Acura, se défendant en vain à coups de pied en tentant de protéger de ses mains son visage ensanglanté et son nez cassé. Hodges s’était approché de Kelson par-derrière et l’avait calmé à l’aide du Happy Slapper. À midi, l’Acura avait réintégré le parking du concessionnaire auto et Kelson le Cogneur Chauve répondait maintenant d’une inculpation pour coups et blessures volontaires.
« Son avocat va essayer de te faire passer pour le méchant, dit Holly. Il va te demander comment tu as neutralisé M. Kelson. Tu dois te préparer à ça, Bill.
— Oh, je t’en prie, réplique Hodges. Je lui en ai collé une pour l’empêcher de tuer son beau-frère, c’est tout. “Usé de la force et appliqué la contrainte par nécessité.”
— Mais tu as employé une arme pour ce faire. Une chaussette remplie de billes de roulement, pour être plus précis.
— Exact, mais Kelson ne le sait pas. Il avait le dos tourné. Et l’autre était semi-conscient, au mieux.
— D’accord… » Mais Holly paraît soucieuse et ses dents s’acharnent sur l’endroit qu’elle mordillait quand elle parlait à Tina. « Je ne veux pas que tu t’attires des ennuis. Promets-moi de rester calme et de ne pas crier , ou agiter les bras , ou…
— Holly. » Il la prend par les épaules. Gentiment. « Sors. Va fumer une cigarette. Coolos. Tout se passera bien au tribunal ce matin et avec Pete Saubers cette après-midi. »
Elle lève de grands yeux vers lui.
« Tu me promets ?
— Oui.
— Très bien. Je vais juste fumer une demi -cigarette. » Elle part vers la porte en fouillant dans son sac. « On ne va pas avoir une minute à nous, aujourd’hui.
— C’est bien possible. Une dernière chose, avant que tu sortes. »
Elle se retourne, le regard interrogatif.
« Tu devrais sourire plus souvent. T’es belle quand tu souris. »
Holly rougit jusqu’à la racine des cheveux et se précipite dehors. Mais elle sourit encore une fois, et Hodges en est tout heureux.
Morris non plus n’a pas une minute à lui et ça fait du bien d’être occupé. Tant qu’il est actif, ses doutes et ses frayeurs n’ont pas le loisir de s’insinuer. D’autant plus qu’il s’est réveillé avec une certitude absolue : c’est aujourd’hui qu’il devient pour de bon un loup . Il en a fini de rafistoler le système informatique obsolète du MACC pour que son gros connard de chef puisse se la péter auprès de son chef à lui, et il en a fini de jouer le petit agneau de compagnie de M. Ellis McFarland, aussi. Fini de bêler oui, m’sieur, non m’sieur, tout ce que vous voudrez, m’sieur, chaque fois que McFarland débarque. Terminée, la probation. Dès qu’il aura récupéré les carnets de Rothstein, il se taillera de cette ville de merde. Filer au nord, direction le Canada, ne l’intéresse pas, mais il a le choix entre les quarante-huit États inférieurs. Il se dit qu’il optera peut-être pour la Nouvelle-Angleterre. Qui sait, peut-être même le New Hampshire. Aller lire les carnets là-bas, près des montagnes mêmes que Rothstein a dû contempler en écrivant : voilà qui vous avait un certain panache littéraire, pas vrai ? Oui, c’était précisément ça, la qualité supérieure des romans : leur panache. Comment au final, tout s’emboîtait. Il aurait dû savoir que Rothstein pouvait pas laisser Jimmy travailler indéfiniment dans cette putain d’agence de pub parce qu’y avait aucun panache là-dedans, rien qu’une bonne grosse dose de laideur. Peut-être que tout au fond de son cœur, Morris l’avait su. Peut-être que c’était ça qui l’avait gardé sain d’esprit toutes ces années.
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