Tom Saubers déambule avec sa petite meute d’agents immobiliers à travers le complexe IBM vide, leur désignant tour à tour ses divers atouts et les invitant à prendre des photos. Tous sont enthousiasmés par l’énorme potentiel des lieux. Quand viendra la fin de la journée, ses jambes et ses hanches reconstituées chirurgicalement le feront souffrir comme tous les diables de l’enfer mais pour le moment, il se sent bien. Ce complexe industriel et ces bureaux abandonnés pourraient être le tournant de sa carrière. La chance de sa vie, enfin.
Jerome a débarqué à l’improviste au bureau de Hodges pour faire la surprise à Holly, qui glapit de joie en le voyant, puis de frayeur quand il l’enlace pour la faire tournoyer comme il le fait avec sa petite sœur. Ils bavardent pendant une bonne heure, se racontant les dernières nouvelles, et Holly lui fait part de ses impressions sur l’affaire Saubers. Elle est heureuse de voir Jerome prendre au sérieux son sentiment à propos du carnet Moleskine et encore plus heureuse quand elle découvre qu’il a vu 22 Jump Street . Ils lâchent le sujet Pete Saubers et discutent du film en long et en large, le comparant aux autres opus de Jonah Hill. Puis la discussion évolue vers diverses applications informatiques.
Andrew Halliday est le seul à ne pas être occupé. Les premières éditions n’ont plus aucun intérêt pour lui, pas plus que les jeunes serveurs en pantalons noirs moulants. Pour lui maintenant, le pétrole et l’eau ne sont guère différents du vent et de l’air. Il dort du grand sommeil dans une mare de sang coagulé qui attire les mouches.
Onze heures. Il fait vingt-six degrés en ville et la radio annonce que le mercure risque de monter jusqu’à trente-deux. C’est sûr, c’est le réchauffement climatique, disent les gens.
Morris passe deux fois devant le Centre Aéré et constate avec satisfaction (et sans réelle surprise) que l’endroit est plus désert que jamais : rien qu’un tas de briques en train de cuire au soleil. Pas de voitures de police, ni de vigiles. Même le corbeau est parti vers des contrées plus tempérées. Il fait le tour du pâté de maisons et remarque qu’une mignonne petite Ford Focus est maintenant stationnée dans l’allée de son ancienne maison. M. ou M me Saubers a débauché de bonne heure. Bigre, peut-être même les deux. Ça ne fait ni chaud ni froid à Morris. Il retourne au Centre Aéré et s’engage cette fois dans l’allée pour aller se garer à l’arrière du bâtiment dans ce qu’il considère maintenant comme « son » emplacement.
Il est certain de pas être observé mais c’est quand même plus prudent de pas traîner. Il emporte ses deux sacs au pied de la fenêtre qu’il a forcée et les laisse choir sur le ciment du sous-sol où ils atterrissent dans un claquement sec et deux nuages jumeaux de poussière. Il jette un bref coup d’œil autour de lui puis se glisse à plat ventre, pieds en avant, par l’ouverture de la fenêtre.
Un léger vertige l’étourdit lorsqu’il aspire sa première bouffée d’air frais au parfum de moisi. Il titube un peu et écarte les bras pour garder l’équilibre. C’est la chaleur, pense-t-il. Tu as été trop occupé pour t’en apercevoir mais tu dégoulines de sueur. Et puis, t’as rien pris au petit déjeuner.
Tout cela est vrai mais la raison principale est plus simple et plus évidente : il n’est plus aussi jeune qu’il l’était et les efforts physiques qu’il faisait à la teinturerie de la prison sont derrière lui depuis des années. Il doit ralentir le rythme. Près de la chaudière, il aperçoit deux gros cartons marqués USTENSILES CUISINE sur les côtés. Morris s’assoit sur l’un d’eux jusqu’à ce que son cœur ralentisse et que l’étourdissement passe. Puis il tire sur la fermeture Éclair du sac qui contient le petit automatique de Andy, glisse le revolver dans la ceinture de son pantalon, contre ses reins, et fait bouffer sa chemise par-dessus. Il prélève cent dollars de l’argent de Andy, juste au cas où il ait à faire face à des dépenses imprévues, et laisse le reste pour plus tard. Il reviendra ici ce soir, y passera peut-être même la nuit. Ça dépend plus ou moins du gosse qui a volé ses carnets et des mesures que Morris devra employer en vue de les récupérer.
Tous les moyens seront bons, petit con, pense-t-il. Tous les moyens seront bons.
Pour l’heure, il est temps de décarrer. Plus jeune, il se serait hissé sans difficulté jusqu’à cette fenêtre de sous-sol, mais c’est plus le cas. Il tire l’un des cartons USTENSILES CUISINE en dessous de la fenêtre — il le trouve étonnamment lourd, il doit contenir un vieil appareil déglingué — et s’en sert comme marchepied. Cinq minutes plus tard, il est en route pour Andrew Halliday Rare Editions où il rangera la voiture de son vieux pote dans l’emplacement réservé de son vieux pote, avant de rentrer se gaver d’air conditionné en attendant que le jeune voleur de carnets arrive.
James Hawkins, tu parles, pense-t-il.
Deux heures et quart.
Hodges, Holly et Jerome sont en route pour rejoindre leurs postes de surveillance autour du lycée de Northfield : Hodges devant l’entrée principale, Jerome au coin de Westfield Street, Holly dans Garner Street de l’autre côté de l’auditorium du lycée. Quand ils seront en position, ils préviendront Hodges.
Dans la librairie de Lacemaker Lane, Morris rajuste sa cravate, tourne la pancarte sur OUVERT et déverrouille la porte. Il retourne au bureau et s’assoit. Si un client se présente pour flâner parmi les rayons — moins que probable à cette heure torpide de la journée, mais possible — il se fera un plaisir de l’aider. S’il y a un client dans la boutique au moment où le gosse arrive, il imaginera quelque chose. Il improvisera. Son cœur bat fort mais ses mains ne tremblent pas. Ne tremblent plus. Je suis un loup, se dit-il. Je mordrai s’il le faut.
Pete est en cours d’écriture créative. Ils étudient le texte de Strunk et White, The Elements of Style , et discutent aujourd’hui la célèbre règle 13 : Omettre les mots inutiles . Ils ont reçu comme consigne de lire la nouvelle de Hemingway Les Tueurs et la discussion de classe est animée. Quantité de mots sont échangés sur la façon dont Hemingway omet les mots inutiles. Pete les entend à peine. Il n’arrête pas de surveiller la pendule dont les aiguilles avancent régulièrement vers son rendez-vous avec Andrew Halliday. Et il n’arrête pas de réviser son scénario.
À deux heures vingt-cinq, son téléphone vibre contre sa cuisse. Il le glisse hors de sa poche et regarde l’écran.
M’man : Rentre directement à la maison après l’école, il faut qu’on parle.
Une crampe lui contracte l’estomac et son cœur passe la vitesse supérieure. C’est peut-être juste une corvée à faire mais Pete n’y croit pas. Il faut qu’on parle , c’est la Formule à M’man pour dire Houston, nous avons un problème . Ça pourrait être l’histoire de l’argent, et en fait ça lui paraît plus que probable, parce que les problèmes arrivent jamais seuls. Si c’est ça, alors Tina a craché le morceau.
D’accord. Si c’est comme ça, d’accord. Il va rentrer à la maison et ils vont parler, mais il doit d’abord régler le problème Halliday. Ses parents ne sont pas responsables de la merde dans laquelle il s’est mis et il refuse de les en rendre responsables. Il refuse de se culpabiliser, aussi. Il a fait ce qu’il avait à faire. Si Halliday refuse de s’entendre avec lui, s’il appelle la police en dépit des bonnes raisons que Pete peut lui donner de pas le faire, alors moins ses parents en sauront, mieux ce sera. Il tient pas à ce qu’ils soient inculpés de complicité ou autre.
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