— Ouais, genre. Et à un moment donné, Teenie s’est mis dans la tête que c’était moi qui l’envoyais. Comme si j’aurais pu. J’avais même pas d’argent de poche, à l’époque.
— Si ce n’est pas toi, qui est-ce ?
— J’en sais rien. »
On dirait qu’il va s’en tenir à ça, et puis il continue. Hodges écoute paisiblement, espérant que Pete en dise trop. Ce gosse est intelligent, de toute évidence, mais parfois même les plus intelligents en disent trop.
« Vous savez, à Noël, aux informations, on entend toujours des histoires de gens qui distribuent des billets de cent dollars dans un Walmart ou un autre ?
— Ouais, je sais.
— Je pense que c’est un truc comme ça. Quelqu’un de riche a décidé de jouer les Père Noël pour un des blessés du City Center et il a choisi mon père au hasard dans la liste. »
Il se tourne pour regarder Hodges en face pour la première fois depuis qu’ils sont montés dans la voiture. Il a les yeux écarquillés, le regard grave… et totalement pas crédible.
« Pour ce que j’en sais, il envoie peut-être de l’argent aux autres, aussi. Probablement ceux qui ont été le plus grièvement blessés et ont dû arrêter de travailler. »
Hodges pense : Bien joué, petit. Ça pourrait être assez logique, en effet.
« Distribuer des billets de cent dollars à dix ou vingt personnes au hasard à Noël est une chose. Distribuer vingt mille dollars à une seule famille pendant quatre ans en est une autre. Si on rajoute d’autres familles, on arrive à une petite fortune.
— C’est peut-être quelqu’un qui est à la tête d’un fonds d’investissement, dit Pete. Vous savez, de ces gens qui se sont enrichis pendant que tous les autres s’appauvrissaient et qui se sentent coupables. »
Il ne regarde plus du tout Hodges. Maintenant il regarde droit devant lui à travers le pare-brise. Il dégage une odeur particulière, semble-t-il à Hodges. Pas une odeur de sueur, mais de fatalisme. De nouveau, Hodges pense à un soldat se préparant au combat sachant qu’il a cinquante pour cent de chances d’être blessé ou tué.
« Écoute-moi, Pete. C’est pas l’argent qui m’intéresse.
— C’est pas moi qui l’ai envoyé ! »
Hodges en rajoute une louche. Ça a toujours été sa meilleure stratégie.
« Ça a été une aubaine et tu l’as utilisé pour aider tes parents à se sortir d’une situation difficile. Ce n’est pas une mauvaise action, c’est une action admirable.
— C’est pas tout le monde qui penserait ça, dit Pete. Si c’était vrai, je veux dire…
— Tu te trompes. C’est ce que penseraient la plupart des gens. Et je vais te dire une chose que tu peux prendre pour une certitude absolue parce qu’elle est basée sur quarante ans d’expérience de flic. Aucun procureur dans cette ville, aucun procureur dans ce pays n’oserait inculper un gamin qui aurait trouvé de l’argent et l’aurait utilisé pour aider sa famille, sachant que son père avait d’abord perdu son travail puis eu les jambes écrasées par un cinglé. La presse exécuterait l’homme ou la femme qui chercherait à engager des poursuites pour ça . »
Pete se tait, mais sa gorge remue comme s’il retenait un sanglot. Il veut parler, mais quelque chose le retient. Pas l’argent, mais quelque chose lié à l’argent. Ça doit être ça. Hodges est curieux de savoir d’où venait cet argent envoyé chaque mois par la poste — n’importe qui serait curieux de le savoir — mais il est bien plus concerné par ce que trame ce gosse maintenant.
« Tu leur as envoyé l’argent…
— Je vous répète que non !
— … et ça a été comme sur des roulettes. Et puis tu as remporté un autre gros lot mais qui t’a moins bien réussi. Dis-moi ce que c’est, Pete. Laisse-moi t’aider à arranger ça. »
Un instant le gosse tremble, au bord de la révélation. Puis ses yeux se déplacent vers la gauche. Hodges les suit et voit la carte qu’il a laissée sur le tableau de bord. Elle est jaune, la couleur de la prudence. La couleur du danger. POLICIER EN FACTION. Il regrette amèrement de pas l’avoir laissée dans la boîte à gants et de pas être allé se garer cent mètres plus loin. Bon Dieu, il fait de la marche tous les jours. Qu’est-ce que c’est que cent mètres à pied ? Il les aurait facilement parcourus.
« Y a rien à arranger », dit Pete. Il parle maintenant d’une façon aussi mécanique que la voix générée par ordinateur qui sort du GPS de bord de Hodges, mais on voit son pouls battre à ses tempes, il tient ses mains étroitement crispées sur ses genoux et son visage est perlé de sueur en dépit de l’air conditionné. « J’ai pas envoyé l’argent. Il faut que j’aille chercher les médicaments de mon père.
— Écoute, Peter. Même si j’étais encore flic, cette conversation n’aurait aucune valeur dans un tribunal. Tu es mineur et il n’y a aucun adulte présent pour te conseiller. En plus, je ne t’ai pas fait connaître tes droits… »
Hodges voit le visage du gosse se fermer comme un coffre-fort de banque. Il a suffi d’une formule : fait connaître tes droits .
« Je vous remercie de votre sollicitude », dit Pete de cette même voix de robot polie. Il ouvre la portière. « Mais j’ai pas besoin de votre aide. Vraiment.
— Et pourtant si », dit Hodges. Il extrait une de ses cartes professionnelles de sa poche de poitrine et la lui tend. « Prends ça. Appelle-moi si tu changes d’avis. Quel que soit le problème, je pourrai t’aid… »
La portière se referme. Hodges voit Pete Saubers s’éloigner d’un pas vif, il remet lentement la carte dans sa poche et pense : Merde, j’ai tout fait foirer. Il y a encore six ans, peut-être même deux, je l’aurais eu.
Mais incriminer son âge est trop facile. Il sait, à un niveau plus profond, plus analytique et moins émotif, qu’il n’a vraiment bien joué à aucun moment. Penser qu’il aurait pu obtenir un résultat était une illusion. Pete s’est armé si solidement pour le combat qu’il est psychologiquement incapable de faire machine arrière.
Le gosse est déjà devant la pharmacie City Drug, il sort l’ordonnance de son père de sa poche arrière et entre. Hodges appelle Jerome.
« Bill ! Comment ça s’est passé ?
— Pas bien. Tu connais City Drug ?
— Ouais, bien sûr.
— Il entre chercher des médicaments. Ramène-toi devant la pharmacie aussi vite que possible. Il m’a dit qu’il rentrait chez lui ensuite mais ça peut être vrai ou pas, et je veux savoir où il va. Tu penses pouvoir le filer ? Il connaît ma voiture mais pas la tienne.
— Pas de problème. J’arrive. »
Moins de trois minutes plus tard, Jerome tourne le coin de la rue. Il se glisse dans une place de stationnement que vient de libérer une maman après avoir récupéré deux crevettes qui ont l’air bien trop jeunes pour être au lycée. Hodges démarre, adresse un salut à Jerome au passage et se dirige vers le poste d’observation de Holly dans Garner Street tout en appuyant sur la touche raccourci de son numéro. Ils pourront attendre ensemble le rapport de Jerome.
Le père de Pete prend effectivement du Vioxx, depuis qu’il s’est sevré de l’OxyContin, mais il en a toujours en réserve. Le papier plié que Pete sort de sa poche arrière pour y jeter un coup d’œil avant d’entrer dans la pharmacie est une note sévère du proviseur adjoint rappelant aux élèves de terminale que le Jour de Grâce des Terminales est un mythe et que toutes les absences de ce jour-là seront examinées avec le plus grand soin par la scolarité.
Pete ne brandit pas ostensiblement le papier : Bill Hodges est peut-être retraité mais il a sûrement pas l’air d’un attardé. Non, Pete le consulte brièvement, comme pour s’assurer que c’est le bon, avant d’entrer dans la pharmacie. Il va directement au comptoir de délivrance des ordonnances, dans le fond, où M. Pelkey le salue amicalement.
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