Ellen est toujours impeccablement réglo avec ses élèves, elle s’en tient à son rôle de prof sans jamais essayer de copiner, mais là, elle laisse tomber les bienséances et enlace Peter dans une étreinte si forte et si fervente qu’il en a presque le souffle coupé. De l’intérieur du bus, où attendent les autres délégués et futurs délégués de classe, monte une petite salve d’applaudissements moqueurs.
Ellen relâche son étreinte, attrape Peter par les épaules et fait autre chose qu’elle n’a jamais fait auparavant à aucun de ses élèves : elle le secoue rudement.
« Où étais-tu ? Tu as raté les trois séminaires de la matinée, tu as raté le repas de midi, j’étais à deux doigts d’appeler la police !
— Je suis désolé, m’dame Bran. J’ai été malade, genre une indigestion. Et j’ai pensé que le grand air me ferait du bien. »
M me Bran — accompagnatrice et organisatrice de ce week-end car elle est à la fois prof de politique américaine et d’histoire américaine — décide de le croire. Pas seulement parce que Peter est l’un de ses meilleurs élèves et ne lui a jamais causé la moindre difficulté auparavant, mais parce qu’il a vraiment l’air malade.
« Eh bien… tu aurais dû me prévenir, lui dit-elle. Je pensais que tu t’étais mis en tête de retourner chez toi en stop ou quelque chose comme ça. S’il t’était arrivé quoi que ce soit, c’est moi qui aurais porté le chapeau. Tu ne te rends pas compte que vous êtes sous ma responsabilité lors d’une sortie scolaire ?
— J’ai perdu la notion du temps. J’ai vomi et je voulais pas faire ça à l’intérieur. Ça doit être quelque chose que j’ai mangé. Ou un virus, genre gastro fulgurante. »
Ce n’est pas quelque chose qu’il a mangé et il n’a pas attrapé de virus fulgurant, mais l’histoire des vomissements est vraie. C’est la nervosité. La terreur pure, pour être plus précis. Il est terrifié à l’idée d’affronter Andrew Halliday demain. Ça peut bien se passer, il sait qu’il y a une chance pour que ça se passe bien, mais ce sera un peu comme enfiler une aiguille qui arrête pas de bouger. Et si ça se passe mal, il aura des ennuis avec ses parents et des ennuis avec la police. Quant à une bourse universitaire sur critères sociaux ou au mérite ? Des clous. Il se pourrait même qu’il aille en prison. C’est pourquoi il a passé toute la journée à errer sur les sentiers qui sillonnent les quinze hectares de propriété du centre de vacances, en répétant x et x fois dans sa tête l’imminente confrontation. Ce qu’il dira ; ce que dira Halliday ; ce qu’il lui répondra. Et oui, de fait, il a perdu la notion du temps.
Pete aimerait ne jamais avoir posé les yeux sur cette putain de malle.
Il pense : Mais je cherchais seulement à bien faire. Merde, c’est tout !
Ellen aperçoit les larmes qui noient les yeux du garçon et elle remarque pour la première fois — peut-être parce qu’il a rasé cette moustache ridicule — combien son visage est amaigri. Presque émacié. Elle laisse tomber son téléphone portable dans son sac et en sort un paquet de mouchoirs en papier.
« Essuie-toi le visage », dit-elle.
De l’intérieur du bus, une voix lance :
« Hey, Saubers, t’as un ticket !
— La ferme, Jeremy », répond Ellen sans se retourner. Puis, à Pete : « Je devrais te donner une semaine de colle pour cette petite escapade, mais je vais être indulgente. »
Elle va l’être, en effet, car une semaine de colle impliquerait un rapport oral à M. Waters, le proviseur adjoint, qui est aussi chargé de la discipline du lycée. Waters ne manquerait pas de s’informer des propres agissements de Bran et voudrait savoir pourquoi elle n’avait pas sonné l’alarme plus tôt, surtout lorsqu’elle reconnaîtrait ne pas avoir revu Pete Saubers depuis l’heure du dîner au réfectoire la veille au soir. Il s’était soustrait durant presque vingt-quatre heures à sa vue et à sa surveillance, ce qui était totalement hors normes dans le cadre d’un voyage scolaire.
« Merci, m’dame Bran.
— Tu crois que tu as terminé de vomir ?
— Oui. J’ai plus rien dans l’estomac.
— Alors monte dans le bus qu’on rentre à la maison. »
De nouvelles salves d’applaudissements sarcastiques s’élèvent lorsque Pete grimpe à bord et progresse le long du couloir central. Il s’efforce de sourire, comme si de rien n’était. Tout ce qu’il désire, c’est retrouver Sycamore Street et se tapir dans sa chambre en attendant demain et la fin de ce cauchemar.
Quand Hodges rentre de l’hôpital, il trouve un beau jeune homme en T-shirt de Harvard installé sur son perron d’entrée, occupé à lire un épais livre de poche à la couverture illustrée d’une bande de Grecs ou de Romains en plein combat. Assis à côté de lui, il y a un setter irlandais à la gueule fendue du genre de sourire insouciant qui semble être l’apanage des chiens élevés dans des foyers affectueux. Jeune homme et chien se lèvent quand Hodges se range dans le petit appentis qui lui sert de garage.
Le jeune homme vient à sa rencontre sur la pelouse, poing tendu. Hodges tape son poing contre le sien, tribut rendu à l’héritage noir de Jerome, puis lui serre la main, tribut rendu à son propre héritage wasp [13] White Anglo-Saxon Protestant : blanc anglo-saxon protestant.
.
Jerome recule, tenant Hodges par les avant-bras pour l’examiner.
« Quelle forme ! s’exclame-t-il. Plus mince que jamais !
— Je marche, explique Hodges. Et j’ai acheté un tapis de course pour les jours de pluie.
— Excellent ! Vous allez vivre éternellement !
— J’aimerais bien », dit Hodges en se penchant. Le chien lui tend la patte et Hodges la serre. « Comment tu vas, Odell ? »
Odell répond d’un jappement qui doit signifier qu’il va bien.
« Entre, dit Hodges. J’ai du Coca. À moins que tu préfères une bière.
— Un Coca, ça me va. Et je parie qu’Odell apprécierait un peu d’eau. On est venus à pied. Et Odell marche plus aussi vite qu’avant.
— Sa gamelle est toujours sous l’évier. »
Ils rentrent et trinquent avec des verres de Coca glacé. Odell lape sa gamelle d’eau puis s’étend à sa place habituelle près de la télé. Hodges a été un téléphage compulsif durant ses premiers mois de retraite mais désormais, le poste est rarement allumé, sauf pour le CBS Evening News avec Scott Pelley, et les matchs des Indians.
« Comment ça se passe avec le pacemaker, Bill ?
— Je me rends même plus compte qu’il est là. Et c’est aussi bien comme ça. Et toi, tu devais pas te rendre à un grand bal dans un country club de Pittsburgh avec comment-s’appelle-t-elle-déjà ?
— C’est tombé à l’eau. La version, pour mes parents, c’est que comment-s’appelle-t-elle-déjà et moi, on s’est rendu compte qu’on était pas compatibles, tant sur le plan universitaire que personnel. »
Hodges hausse les sourcils.
« Ça fait très laïus d’avocat, ça, je trouve, pour un étudiant en philosophie avec option cultures antiques. »
Jerome sirote son Coca, étend ses longues jambes devant lui et sourit.
« Vous voulez la vérité ? Comment-s’appelle-t-elle-déjà — alias Priscilla — se servait de moi pour exciter la jalousie de son ex-petit copain de lycée. Et ça a marché. Elle m’a dit qu’elle était désolée de m’avoir fait de fausses promesses, qu’elle espérait qu’on reste bons amis et tout le bla-bla. Un peu embarrassant, mais bon, c’est probablement mieux comme ça. » Il s’interrompt. « Elle a encore toutes ses poupées Barbie et Bratz sur une étagère dans sa chambre et je dois reconnaître que ça m’a donné à réfléchir. J’imagine que ça me dérangerait pas trop si mes parents apprenaient que j’ai été le dindon de sa grosse farce amoureuse, mais si vous dites quoi que ce soit à ma Barbster de sœur, j’aurai pas fini de l’entendre.
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