Mais si cet adage est vrai, alors que fout-il ici ?
Cette idée lui remet en mémoire deux vers d’un poème entendu ou lu il y a bien longtemps, et qui s’est logé dans son cerveau par la vertu de sa simple rime : Oh, chasse cette pensée parasite/Et allons faire notre visite [12] Allusion au poème de T.S. Eliot La Chanson d’amour de J. Alfred Prufrock.
.
Il est facile de se perdre dans n’importe quel grand hôpital, mais Hodges est venu ici des tas de fois et maintenant, c’est plutôt lui qui renseignerait les gens que le contraire. L’ascenseur du parking le ramène au niveau d’un passage couvert ; le passage couvert le conduit dans un hall d’entrée grand comme une gare ; l’ascenseur du couloir A l’emporte au deuxième étage ; un passage aérien lui fait franchir Kiner Boulevard et le conduit à sa destination finale où la peinture sur les murs est d’un rose apaisant et l’atmosphère feutrée. Le panneau au-dessus du bureau de la réception indique :
BIENVENUE À LA CLINIQUE
DES TRAUMATISÉS DU CERVEAU
DE LA RÉGION DES GRANDS LACS
L’UTILISATION DE TÉLÉPHONES PORTABLES
ET DE TOUT APPAREIL DE TÉLÉCOMMUNICATIONS
EST INTERDITE
CONTRIBUEZ AU MAINTIEN
D’UN ENVIRONNEMENT SILENCIEUX
NOUS VOUS REMERCIONS DE VOTRE COOPÉRATION
Hodges se dirige vers le bureau où son badge de visiteur l’attend déjà. L’infirmière-chef le connaît ; en quatre ans, ils sont presque devenus de vieux amis.
« Comment va la famille, Becky ? »
Elle répond que tout le monde va bien.
« Et le bras du fiston ? »
Elle répond que ça va. On lui a enlevé son plâtre et il pourra retirer son écharpe d’ici une semaine, deux au maximum.
« C’est bien. Mon p’tit gars est dans sa chambre ou en rééducation ? »
Elle répond qu’il est dans sa chambre.
Hodges longe le couloir jusqu’à la chambre 217 où un certain patient réside aux frais de la princesse. Avant de l’atteindre, Hodges croise l’aide-soignant que les infirmières appellent Bibli Al. Il a la soixantaine et — comme à l’accoutumée — il pousse un chariot rempli de journaux et de livres de poche. Depuis peu, un ajout a été fait à son petit arsenal de distractions : un casier en plastique rempli de livres électroniques.
« Salut, Al, dit Hodges, comment ça va aujourd’hui ? »
Al, d’ordinaire bavard, semble à moitié endormi cette après-midi, et il a des cernes violets sous les yeux. La nuit a été rude pour certains, pense Hodges en souriant intérieurement. Il connaît les symptômes, pour en avoir vécu de rudes lui aussi. Il imagine un instant claquer des doigts devant les yeux de Al, à la manière d’un hypnotiseur de cabaret, puis décide que ce serait vache. Laissons cet homme venir à bout de son lendemain de cuite en paix. S’il est encore aussi vasouillard cette après-midi, Hodges n’ose pas imaginer comment il devait se sentir ce matin.
Mais avant que Hodges ait passé son chemin, voici Al qui revient à lui et lui sourit.
« Hé, c’est vous, inspecteur ? Faisait un bail que j’avais pas vu votre trogne dans le quartier !
— C’est seulement monsieur , maintenant, Al. Vous vous sentez bien ?
— Oui, oui. J’étais juste en train de penser… » Al hausse les épaules. « Bigre, j’sais plus à quoi j’étais en train de penser. » Il rit. « Vieillir, c’est pas un boulot pour les mauviettes.
— Vous n’êtes pas vieux, dit Hodges. On a dû oublier de vous annoncer la nouvelle : soixante ans, c’est la nouvelle quarantaine. »
Al renifle.
« Si c’est pas la nouvelle du siècle la plus bidon. »
Hodges est totalement d’accord. Il désigne le chariot du doigt.
« J’imagine que mon p’tit gars demande jamais de livres, si ? »
Al renifle encore.
« Harstfield ? Y saurait même plus lire un album de Petit Ours . » Il se tape gravement le front. « Y a plus que du porridge là-d’dans. Mais des fois, il tend la main pour avoir un de ces machins. » Il se saisit d’une liseuse électronique rose bonbon. « Ces trucs-là sont livrés avec des jeux.
— Il joue à des jeux ? »
Hodges n’en revient pas.
« Oh là là, non. Ses fonctions motrices sont niquées. Mais si je lui mets une démo, genre Barbie top modèle ou Barbie va à la pêche , il peut les regarder pendant des heures. Les démos rejouent toujours la même séquence en boucle, mais qu’est-ce qu’il en sait ?
— Rien, je suppose.
— Bonne supposition. Je crois qu’il aime les bruits aussi — les bips, les boops et les boinks. Quand je reviens, deux heures plus tard, la liseuse est posée sur son lit ou sur l’appui de la fenêtre, écran noir, batterie plate comme une crêpe. Mais c’est pas un problème, elle est pas morte pour autant, trois heures de chargeur et c’est reparti pour un tour. Lui, par contre, il recharge pas. Et c’est tant mieux, probablement. »
Al fronce le nez comme s’il avait flairé une mauvaise odeur.
Peut-être, peut-être pas, pense Hodges. Tant qu’il va pas mieux, il reste ici, dans une jolie chambre d’hôpital. Pas terrible, comme vue, mais il a l’air conditionné, la télé couleur et, de temps en temps, une liseuse rose bonbon à regarder. S’il était sain d’esprit — capable de participer à sa propre défense, selon la définition de la loi —, il devrait passer en jugement pour une dizaine de chefs d’inculpation, dont neuf pour meurtre. Dix, si le procureur décidait d’y ajouter la mère du salopard, morte empoisonnée. Et alors, ça serait la prison d’État de Waynesville pour le restant de ses jours.
Pas d’air conditionné, en taule.
« Ménagez-vous, Al. Vous m’avez l’air fatigué.
— Non, ça va, inspecteur Hutchinson. Bonne visite à vous. »
Al s’éloigne en poussant son chariot et Hodges le suit des yeux en plissant le front. Hutchinson ? Bigre , d’où sort-il ça ? Ça fait des années que Hodges vient ici et Al connaît parfaitement son nom. Ou le connaissait. Bon Dieu, il espère que le bonhomme n’est pas atteint de démence précoce.
Durant les quatre premiers mois, il y a eu deux gardiens à la porte de la chambre 217. Puis un seul. Désormais, il n’y en a plus aucun parce que garder Brady est un gaspillage de temps et d’argent. Quand le criminel peut même pas aller aux toilettes tout seul, y a pas grand danger d’évasion. Chaque année, on reparle de le transférer dans une institution moins onéreuse dans le nord de l’État, mais chaque année, le procureur rappelle aux uns et aux autres que ce charmant personnage, cerveau endommagé ou pas, est toujours techniquement en attente de jugement. Il est facile de le garder ici car la clinique finance une bonne partie de la facture. L’équipe de neurologues — surtout le D r Felix Babineau, chef de service — trouve que Brady Hartsfield est un cas extrêmement intéressant.
Cette après-midi, il est assis près de la fenêtre, en jean et chemise à carreaux. Il a les cheveux longs et aurait bien besoin d’une visite du coiffeur, mais on vient de les lui laver et ils brillent comme de l’or dans la lumière du soleil. Des cheveux dans lesquels une fille adorerait passer ses doigts, pense Hodges. Si elle ignorait quel monstre c’était.
« Bonjour, Brady. »
Harstfield ne réagit pas. D’accord, il est en train de regarder dehors par la fenêtre, mais voit-il le mur de brique du parking qui constitue son unique panorama ? Sait-il que Hodges se trouve dans la chambre avec lui ? Sait-il seulement que quelqu’un se trouve dans la chambre avec lui ? C’est à ces questions que toute une équipe de neurologues aimerait avoir des réponses. Et aussi Hodges, qui s’assied au pied du lit en se demandant : Quel monstre c’était ? Ou c’est toujours ?
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