— Tu me promets ? »
Andy avance sa lèvre inférieure luisante de salive. On dirait un gros petit garçon en bisbille avec son papa.
« Oui. Allez, respire. »
Andy respire.
« Encore. »
La poitrine massive de Andy se soulève, tirant sur les boutons de sa chemise, puis s’abaisse. Il reprend un peu de couleurs.
« Au bureau. Maintenant. Vas-y. »
Andy se retourne et marche d’un pas lourd vers le fond de la boutique, se frayant un chemin entre des cartons et des piles de livres avec cette grâce appliquée que possèdent certains hommes obèses. Morris le suit. Sa colère augmente. Alimentée par cette façon qu’a le derrière de Andy d’osciller et de chalouper comme celui d’une fille sous son pantalon de gabardine grise.
Il y a un clavier mural à côté de la porte. Andy compose quatre chiffres — 9118 — et un voyant vert clignote. Au moment où il franchit le seuil, Morris lit à livre ouvert dans son esprit à travers l’arrière de son crâne chauve.
« T’es pas assez rapide pour me refermer la porte au nez. Si t’essaies, tu vas perdre quelque chose d’irremplaçable. Compte sur moi. »
Les épaules de Andy, qui se sont soulevées exactement dans ce but, se voûtent à nouveau. Il entre. Morris le suit et referme la porte.
C’est un petit bureau aux murs tapissés d’étagères bourrées de livres, éclairé par des globes suspendus. Le sol est couvert d’un tapis turc. La table de travail ici est beaucoup plus belle : acajou ou teck ou quelque autre bois exotique. L’abat-jour de la lampe a l’air d’être en véritable verre Tiffany. À gauche de la porte se trouve une desserte sur laquelle sont posées quatre lourdes carafes en cristal. Morris est pas sûr pour les deux qui contiennent un liquide transparent mais il parie que les deux autres renferment du scotch et du bourbon. Top qualité, aussi, s’il connaît bien son vieux pote. Pour fêter les grosses ventes, sans doute.
Morris se souvient des seules boissons fortes disponibles en prison, alcool frelaté de prune et de raisin, et même s’il picolait seulement en de rares occasions, comme son anniversaire (et celui de John Rothstein qu’il marquait toujours d’une unique rasade), sa colère grandit encore. De la bonne picole et de la bonne bouffe : voilà ce que Andy Halliday a eu pendant que Morris faisait de la teinture de jeans, inhalait les effluves de vernis et vivait dans une cellule à peine plus grande qu’un cercueil. Il était allé en taule pour viol, c’est sûr, mais jamais il se serait trouvé dans cette ruelle, dans un furieux trou noir induit par l’alcool, si ce type avait pas refusé sa demande et l’avait pas envoyé promener. Morris, je devrais même pas être vu avec toi. C’est ce qu’il avait dit ce jour-là. Avant de le traiter de barge .
« Super luxe, mon vieux. »
Andy regarde autour de lui, comme s’il s’apercevait pour la première fois du luxe ambiant.
« Oui, c’est ce qu’on dirait, admet-il. Mais les apparences peuvent être trompeuses, Morrie. La vérité, c’est que je suis quasi fauché. Cette librairie s’est jamais remise de la récession et de… certaines allégations. Tu dois me croire. »
Morris pense rarement aux enveloppes remplies de billets que Curtis Rogers a trouvées avec les carnets cette nuit-là dans le coffre de Rothstein, mais maintenant il y pense. Son vieux pote a chopé le fric en même temps que les carnets. Pour ce qu’en sait Morris, ce fric a servi à payer le bureau, le tapis, et les chics carafes à alcool en cristal.
Là-dessus, la bulle de colère finit par éclater et Morris — sa casquette en dégringole de sa tête — balance la hachette. Celle-ci décrit un arc de cercle oblique, mord l’épaisseur de gabardine grise et dans un chomp , vient se ficher dans la fesse bouffie en dessous. Andy pousse un cri strident et tombe en avant. De ses avant-bras, il amortit sa chute contre l’arête de son bureau, puis tombe à genoux. Un flot de sang se déverse par une fente de quinze centimètres dans son pantalon. Il plaque une main sur sa blessure et le sang ruisselle entre ses doigts. Il tombe sur le côté puis roule sur le tapis turc. Cette tache-là, pense Morris non sans satisfaction, tu réussiras jamais à l’enlever, mon vieux.
Andy piaille :
« T’avais dit que tu me ferais pas de mal ! »
Morris médite ces propos et secoue la tête.
« Je crois pas l’avoir exprimé aussi clairement mais je suppose que j’ai pu le sous-entendre. » Avec un sérieux sincère, il fixe du regard le visage convulsé de Andy. « Considère ça comme de la liposuccion à domicile. Et tu peux encore t’en sortir vivant. Tout ce que t’as à faire, c’est me donner les carnets. Ils sont où ? »
Cette fois-ci, Andy peut plus faire semblant d’ignorer de quoi parle Morris, pas avec le cul en feu et une fontaine de sang qui lui coule sous la hanche.
« Je les ai pas ! »
Morris pose un genou à terre en prenant bien soin d’éviter la mare de sang qui s’étale.
« Je te crois pas. Ils ont disparu, il reste plus que la malle qui les contenait, et personne à part toi savait que je les avais. Alors je te repose la question, et si tu veux pas examiner de près tes tripes et revoir ce que t’as bouffé à midi, tu ferais bien de soigner ta réponse. Où sont les carnets ?
— Un gosse les a trouvés ! C’est pas moi, c’est un gosse ! Il habite dans ton ancienne maison, Morrie ! Il a dû les trouver enterrés dans le sous-sol ou quelque part ! »
Morris regarde son vieux pote bien en face. Il cherche un mensonge sur son visage, mais il cherche aussi à s’adapter à ce soudain revirement d’une situation qu’il pensait maîtriser. C’est comme prendre un virage à cent quatre-vingts degrés au volant d’une voiture qui roule à cent.
« Je t’en prie, Morrie, je t’en prie ! Il s’appelle Peter Saubers ! »
Voilà qui achève de convaincre Morris car il connaît le nom de la famille qui vit maintenant dans la maison où il a grandi. De plus, un type avec une profonde entaille dans le cul pourrait difficilement inventer des détails aussi précis sur l’inspiration du moment.
« Comment tu sais ça ?
— Parce qu’il veut me les vendre ! Morrie, j’ai besoin d’aller aux urgences ! Je saigne comme un porc égorgé ! »
T’es un porc, songe Morris. Mais t’en fais pas, vieux pote, dans pas longtemps, tu seras délivré de ta misère. Je m’en vais t’expédier là-haut dans la grande librairie du ciel. Mais pas encore, car Morris entrevoit un brillant rayon d’espoir.
Il veut me les vendre, a dit Andy. Pas il a voulu .
« Raconte-moi tout, dit Morris. Puis je m’en irai. Tu devras appeler l’ambulance toi-même, mais je suis sûr que tu pourras y arriver.
— Comment je peux savoir si tu dis la vérité ?
— Parce que si le gosse a les carnets, tu m’intéresses plus. Évidemment, tu dois me promettre de pas leur dire qui t’a blessé. C’était un type masqué, hein ? Probablement un drogué. Il voulait de l’argent, pas vrai ? »
Andy hoche vigoureusement la tête.
« Rien à voir avec les carnets, hein ?
— Non, rien ! Si tu crois que je veux voir mon nom mêlé à ça !
— J’imagine que non. Mais si tu cherches à inventer une histoire — et que mon nom figure dans cette histoire —, je devrai revenir.
— Je ferai pas ça, Morrie, je ferai pas ça ! » Et là-dessus, il sort une déclaration aussi puérile que cette lippe luisante de salive : « Parole d’Indien !
— Dis-moi tout alors. »
Andy s’exécute. La première visite de Saubers, avec les photocopies des carnets et des Dépêches de l’Olympe pour comparer. Comment, rien qu’avec l’étiquette de bibliothèque collée sur le dos des Dépêches , Andy a pu identifier le gosse se faisant passer pour James Hawkins. La deuxième visite du gosse, quand Andy a donné un tour d’écrou. Le message vocal au sujet du week-end des délégués de classe au Centre de Vacances de River Bend, et sa promesse de repasser le lundi après-midi, dans deux jours à peine.
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