Pete se fiche pas mal d’endosser la fonction de vice-président des élèves au lycée de Northfield à la rentrée prochaine. En ce qui le concerne, la rentrée pourrait aussi bien avoir lieu là-bas, avec les extra-terrestres, sur Proxima du Centaure. Le seul futur qui lui importe est ce lundi après-midi, quand le moment sera venu de sa confrontation avec Andrew Halliday, un type qu’il aimerait maintenant de tout son cœur n’avoir jamais rencontré.
Mais je peux me sortir de ça, pense-t-il. Enfin, si j’arrive à me contrôler… Et à garder à l’esprit ce que la vieille tante de Jimmy Gold dit dans Le Coureur hisse le drapeau .
Pete a décidé qu’il commencera sa conversation avec Halliday par cette citation : On dit que la moitié d’un pain vaut mieux que pas de pain du tout, Jimmy, mais dans un monde de pénurie, même une seule tranche vaut mieux que rien du tout.
Pete sait ce que veut Halliday, et il va lui proposer davantage qu’une seule tranche, sans aller jusqu’à la moitié, et sûrement pas le pain tout entier. Pas moyen. Maintenant que les carnets sont à l’abri au sous-sol du Centre Aéré de Birch Street, il peut se permettre de négocier, et si Halliday veut tirer quelques marrons du feu, il devra négocier lui aussi.
Plus d’ultimatum.
Je suis prêt à vous donner trente carnets , Pete s’imagine lui dire. Ils contiennent des poèmes, des essais et neuf nouvelles complètes. Je suis même prêt à partager cinquante-cinquante, juste pour en avoir terminé avec vous .
Il faut qu’il exige d’être payé, même si, n’ayant aucun moyen de vérifier combien Halliday demandera exactement à son ou ses acheteurs, Pete suppose qu’il se fera arnaquer, et pas qu’un peu. Mais c’est bon. L’important, c’est de bien faire comprendre à Halliday qu’il plaisante pas. Qu’il sera pas le putain de pigeon de service, pour reprendre l’expression imagée de Jimmy Gold. Encore plus important, faut pas qu’il laisse voir à Halliday à quel point il a peur.
Qu’il crève de peur.
Le sénateur termine sur quelques formules retentissantes comme quoi le TRAVAIL VITAL de la NOUVELLE GÉNÉRATION commence dans les LYCÉES D’AMÉRIQUE, et comme quoi eux, les rares élus, doivent porter en avant LE FLAMBEAU DE LA DÉMOCRATIE. Les applaudissements sont enthousiastes, peut-être bien parce que le speech est enfin terminé et qu’ils vont pouvoir sortir. Pete désire désespérément sortir d’ici pour aller faire une longue balade à pied et passer encore plusieurs fois en revue son plan, à l’affût de failles et de chausse-trapes.
Sauf que c’est pas encore le moment de partir. La proviseure du lycée qui a organisé avec zèle cette après-midi d’interminable parlotte annonce que le sénateur a accepté de rester une heure de plus pour répondre à leurs questions.
« Je suis sûre que vous en avez plein », dit-elle, et les mains des lèche-culs et des gratteurs de bonnes notes — on dirait qu’y en a tout un tas des deux sortes dans l’assistance — se lèvent immédiatement.
Pete pense : Cette connerie c’est vraiment des conneries.
Il regarde vers la porte, calcule ses chances de s’éclipser sans être vu, et se recale dans son siège. Dans une semaine, tout ça sera terminé, se dit-il.
Cette pensée lui apporte un semblant de réconfort.
Un certain ex-détenu en libération conditionnelle se réveille à l’heure où Hodges et Holly sortent du cinéma et où Tina tombe amoureuse du frère de Barbara. Morris a dormi toute la matinée et une partie de l’après-midi, dans la foulée d’une nuit d’insomnie agitée. Il n’a fini par sombrer qu’au moment où les premières lueurs de l’aube de ce samedi matin commençaient à filtrer dans sa chambre. Il a fait pire que des mauvais rêves. Dans celui qui l’a réveillé, il ouvrait la malle et la trouvait remplie de veuves noires grouillant par milliers, gorgées de poison et palpitant sous le clair de lune. Elles se déversaient hors de la malle, ruisselaient sur ses mains et remontaient le long de ses bras en bruissant.
Hoquetant, toussant, Morris retrouve peu à peu le chemin de la réalité, étreignant si fort son torse qu’il a peine à respirer.
Il balance ses jambes hors du lit et reste assis là, tête baissée, dans la même position que la veille au MACC après le départ de McFarland des toilettes pour hommes. C’est de pas savoir qui le tue et cette incertitude doit être levée au plus vite.
Andy a forcément dû les prendre, pense-t-il. Y a aucune autre explication logique. Et t’as intérêt à les avoir encore, mon vieux. Que Dieu te vienne en aide si tu les as plus.
Il enfile un jean propre et s’en va prendre un bus pour le South Side, parce qu’il a décidé qu’il veut récupérer au moins un de ses outils, en fin de compte. Il va aussi reprendre les sacs de jardinage. Parce qu’il faut rester positif dans la vie.
Charlie Roberson est de nouveau assis devant la Harley, tellement désossée à présent qu’elle ressemble à peine à une moto. Il a pas l’air terriblement ravi de voir réapparaître l’homme qui l’a aidé à sortir de prison.
« S’est bien passé hier soir ? T’as pu faire ce que t’avais à faire ?
— C’est bon, répond Morris, et il le gratifie d’un sourire qui lui fait l’effet d’être trop large et trop dégagé pour être convaincant. Tout baigne. »
Roberson lui rend pas son sourire.
« Tant que ça coule pas… T’as pas tellement bonne mine, Morrie.
— Boh, tu sais, on réussit pas toujours tout d’un seul coup. Il me reste encore quelques détails à aplanir.
— Si t’as encore besoin de la fourgonnette…
— Non, non. J’ai juste laissé quelques trucs dedans, c’est tout. Ça te dérange pas si je les récupère ?
— Ça risque pas de me causer des ennuis plus tard, hein ?
— Absolument pas. Quelques sacs, c’est tout. »
Et la hachette, mais il néglige de la mentionner. Il pourrait acheter un couteau, mais une hachette, ça fait bien plus peur. Morris la met dans l’un des sacs, dit salut à Charlie et s’en retourne à l’arrêt de bus. La hachette va et vient dans le sac à chaque balancement de son bras.
M’oblige pas à m’en servir , voilà ce qu’il dira à Andy. Je veux pas te faire de mal .
Mais bien sûr, une partie de lui veut s’en servir. Une partie de lui veut faire du mal à son vieux pote. Parce que — carnets mis à part — il a droit à sa vengeance, et la vengeance, ça pardonne pas.
Lacemaker Lane et la zone marchande qu’elle longe grouillent de monde en ce samedi après-midi. Il y a des centaines de boutiques avec des noms cucul-la-praline comme Deb ou Buckle ou Forever 21. Il y en a aussi une qui s’appelle ChaBada et qui ne vend que des chapeaux. Morris y fait halte pour acheter une casquette des Groundhogs avec visière extra-longue. Pas loin de chez Andrew Halliday Rare Editions, il fait une deuxième halte au kiosque Sunglass Hut pour s’équiper d’une paire de lunettes de soleil.
Au moment où il aperçoit l’enseigne de l’établissement de son vieux pote, en lettrage à rinceaux doré à la feuille, une pensée décourageante lui vient : Et si Andy ferme de bonne heure le samedi ? Toutes les autres boutiques semblent ouvertes mais certaines librairies de livres rares ont des horaires flexibles, et ça alors, ça serait vraiment sa veine, hein ?
Mais quand il passe devant, balançant ses sacs à bout de bras ( clonk et plomp fait la hachette), incognito derrière ses lunettes de soleil neuves, il voit la pancarte OUVERT accrochée à la porte. Il voit aussi autre chose : des caméras de surveillance braquées à droite et à gauche le long du trottoir. Il doit y en avoir d’autres à l’intérieur, mais ça ira : Morris a fait ses classes des décennies durant avec des voleurs.
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