Derrière, quelques garçons tapent encore quelques paniers sur les terrains de basket envahis d’herbe. Mais comme y a plus de projecteurs extérieurs, ils débarrassent vite le plancher dès qu’il fait trop sombre pour y voir, criant, dribblant et se faisant des passes. Quand ils sont partis, Morris démarre la fourgonnette et s’engage dans l’allée le long du bâtiment. Il allume pas les phares et la petite fourgonnette noire est exactement de la couleur requise pour ce genre d’entreprise. Il la glisse à l’arrière du bâtiment où un panneau fané indique encore : RÉSERVÉ AUX VÉHICULES DU CENTRE. Il coupe le moteur, met pied à terre et hume l’air de juin embaumant l’herbe et le trèfle. Il entend des grillons et la rumeur du trafic sur le périph’ qui contourne la ville, mais à part ça, la nuit tout juste tombée lui appartient.
Va te faire enculer, monsieur McFarland, pense-t-il. Va te faire enculer bien profond.
Il sort ses outils et ses deux sacs de jardinage de l’arrière de la fourgonnette et commence à partir en direction de la friche qui s’étend au-delà du terrain de base-ball où il avait laissé échapper tellement de chandelles pourtant faciles à attraper. Puis une idée le frappe et il se retourne. Il plaque la paume de sa main sur les vieilles briques encore tièdes de la chaleur du jour, glisse vers le sol pour s’accroupir et arrache quelques touffes d’herbe afin de pouvoir regarder par les vitres du sous-sol. Celles-là n’ont pas été condamnées. La lune vient de se lever, orange et pleine. Elle diffuse suffisamment de clarté pour qu’il aperçoive des chaises pliantes, des tables de jeu et des piles de cartons.
Morris a prévu de ramener les carnets à sa chambre du Manoir aux Barges, mais c’est risqué : M. McFarland peut venir fouiller sa chambre quand ça lui chante, ça fait partie des règles. Le Centre est beaucoup plus proche du lieu où sont enterrés les carnets, et le sous-sol, où tout un tas de bric-à-brac inutile a déjà été entreposé, ressemble à la planque idéale. Il pourrait peut-être tous les fourrer ici, et en ramener que quelques-uns à la fois pour les lire dans sa chambre. Morris est assez mince pour se glisser par cette fenêtre, même s’il lui faudra se tortiller un peu, et ça devrait pas être trop difficile de forcer le bouton-poussoir qu’il aperçoit à l’intérieur et de soulever la vitre. Un tournevis ferait l’affaire. Il en a pas mais y en a plein chez Home Depot. Il a même vu un petit étalage d’outils quand il était chez Zoney.
Il se penche plus près de la vitre sale pour l’examiner. Il sait que ce qu’il doit repérer, c’est les alarmes à adhésif incorporées (les pénitenciers d’État sont des lieux très éducatifs question science de l’effraction), et il n’en voit aucune. Mais imagine que l’alarme fonctionne plutôt par points de contact ? Il les verrait pas, et il entendrait pas non plus l’alarme se déclencher. Certaines sont silencieuses.
Morris regarde encore un peu, puis se redresse à contrecœur. Il lui paraît peu probable qu’un vieux bâtiment comme celui-ci soit sous alarme — les objets de valeur ont sans doute été transférés ailleurs depuis longtemps — mais il n’ose pas prendre le risque.
Mieux vaut s’en tenir au plan initial.
Il attrape ses outils et ses sacs et repart en direction de la friche, en prenant bien soin de contourner le terrain de base-ball. Il va pas le traverser, non, non, pas question. La lune lui servira quand il sera dans le sous-bois, mais là, sur cet espace découvert, le monde ressemble à une scène brillamment éclairée.
Le sachet de chips de l’autre fois n’est plus là pour le guider et il lui faut un moment pour retrouver le départ du sentier. Morris va et vient dans le sous-bois derrière le champ droit du terrain de base-ball (théâtre de plusieurs humiliations enfantines), avant de se repérer et de se lancer. Quand il entend le faible gloussement du ruisseau, il doit se retenir pour ne pas se mettre à courir.
Les temps sont durs, pense-t-il. Pourrait y avoir des gens qui dorment là, des SDF. Si l’un d’entre eux me voit…
Si l’un d’entre eux le voit, il se servira de la hachette. Sans hésitation. M. McFarland peut bien penser qu’il a plus l’âge d’être un loup, mais ce que son agent de probation ignore, c’est que Morris a déjà tué trois personnes, et que conduire une voiture n’est pas la seule chose qui revient aussi facilement que monter à vélo.
Les arbres rabougris, se gênant mutuellement dans leur lutte pour l’espace et la lumière, sont néanmoins assez hauts pour filtrer la clarté de la lune. Deux ou trois fois, Morris perd le sentier et se débat dans les broussailles pour essayer de le retrouver. Mais ça lui plaît bien, en fait. Il a le gargouillis du ruisseau pour le guider si vraiment il se perd, et le sentier peu marqué lui confirme que les mômes qui l’utilisent sont encore moins nombreux qu’à son époque. Morris espère juste qu’il est pas en train de mettre les pieds dans du sumac vénéneux.
La musique du ruisseau est toute proche quand il retrouve une dernière fois le sentier et, moins de cinq minutes plus tard, il se tient sur la rive opposée à l’arbre repère. Il s’arrête là un instant, dans la pénombre mouchetée de lune, cherchant du regard un signe quelconque d’occupation humaine : couvertures, sac de couchage, chariot de supermarché, morceau de plastique drapé sur les branches afin de créer une tente de fortune. Il n’y a rien. Juste l’eau glougloutant sur son lit de cailloux et l’arbre incliné au-dessus de l’autre rive. L’arbre qui a fidèlement gardé son trésor pendant toutes ces années.
« Bon vieil arbre », chuchote Morris, et il traverse prudemment le cours d’eau.
Il s’agenouille et dépose ses outils et ses sacs sur le côté afin de se livrer à un instant de méditation.
« Me voici », chuchote-t-il, et il applique ses paumes sur le sol comme s’il cherchait un battement de cœur.
Et on dirait bien qu’il en perçoit un. C’est le battement de cœur du génie de Rothstein. Le vieil écrivain a changé Jimmy Gold en un grotesque parjure mais qui peut dire si Rothstein n’a pas racheté Jimmy durant ses années de composition solitaire ? Si c’est le cas… si… alors tout ce qu’a subi Morris n’aura pas été en vain.
« Me voici, Jimmy. Me voici enfin. »
Il attrape la pelle et commence à creuser. Il ne lui faut pas longtemps pour atteindre la malle mais les racines la retiennent, en effet, et Morris met presque une heure à les dégager à la hachette. Ça fait des années qu’il n’a plus fait de travail manuel pénible et il est épuisé. Il pense à tous les durs qu’il a connus — Charlie Roberson, par exemple — qui faisaient constamment de la muscu, et comment il les méprisait (dans sa tête — jamais ouvertement) pour leur comportement qu’il jugeait obsessionnel compulsif. Il ne les méprise plus maintenant. Il a mal au dos, aux cuisses et, pire que tout, sa tête l’élance comme une dent infectée. Une petite brise s’est levée, rafraîchissant la sueur qui huile sa peau, mais elle fait aussi balancer les branches et crée des ombres mouvantes qui l’effraient. Elles lui rappellent de nouveau McFarland. McFarland en train de remonter le sentier, marchant sans bruit, avec cette discrétion surnaturelle dont sont capables certains gros balèzes, soldats et ex-athlètes le plus souvent.
Quand il a repris son souffle et que son rythme cardiaque s’est un peu ralenti, Morris tend la main vers la poignée sur le côté de la malle et s’aperçoit qu’elle manque. Il se penche en avant, en appui sur ses paumes, et regarde dans le trou, regrettant de pas avoir pensé à emporter une lampe de poche.
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