Morris veut, et un seul regard lui suffit pour décider que la petite fourgonnette noire est un cadeau du ciel… à condition qu’elle tourne bien. Roberson lui assure que oui, même si elle a déjà un tour de compteur.
« Je ferme de bonne heure le vendredi. Vers les quinze heures. Je peux t’y mettre un peu d’essence et te laisser les clés sous la roue avant droite.
— C’est parfait », dit Morris. Il peut encore aller au MACC, dire à son gros con de patron qu’il avait une grippe intestinale mais que c’est passé, bosser jusqu’à quatre heures comme un bon petit rond-de-cuir modèle, puis revenir ici. « Dis voir, les Groundhogs jouent ce soir, non ?
— Ouais, ils reçoivent les Dragons de Dayton. Pourquoi ? T’as envie de placer quelques paris ? Je pourrais être de la partie.
— Une autre fois, peut-être. Ce que je me disais, c’est que je pourrais te ramener la fourgonnette autour de dix heures, la garer à la même place, et prendre un bus pour retourner en ville.
— Sacré vieux Morrie, toujours le même », dit Roberson, et il se tapote la tempe de l’index. Ses yeux se sont notablement injectés de sang. « T’es pas tombé de la dernière pluie.
— Oublie pas de laisser les clés sous la roue. »
La dernière chose qu’il faudrait à Morris c’est que Roberson, torché au mauvais whisky, oublie.
« J’oublierai pas. Je te dois une fière chandelle, mon pote. Je te dois le monde entier. »
L’expression de ce sentiment nécessite une nouvelle étreinte fraternelle aux relents de sueur, de bourbon et d’après-rasage bon marché. Roberson le serre tellement fort que Morris a du mal à respirer, mais enfin, il lui rend sa liberté. Il raccompagne Charlie au garage en pensant que ce soir — dans douze heures, peut-être moins — les carnets de Rothstein seront de nouveau en sa possession. Avec une perspective aussi enivrante que celle-là, qui a besoin de bourbon ?
« Je peux te demander pourquoi tu travailles ici, Charlie ? Je croyais que tu devais toucher un paquet de fric de l’État pour erreur judiciaire.
— Oh, mec, ils m’ont menacé de ressortir d’anciennes inculpations. » Roberson se rassoit devant la Harley. Il ramasse une clé à molette et s’en tapote une jambe de pantalon noire de cambouis. « Y compris une dans le Missouri qui aurait pu me renvoyer derrière les barreaux pour le restant de ma vie. La règle des trois infractions, ou une connerie comme ça. Alors j’ai passé une espèce d’accord. »
Il observe Morris de ses yeux injectés de sang et, en dépit de ses biceps charnus (il est clair qu’il a pas laissé tomber l’habitude de la muscu prise en prison), Morris voit bien qu’il est vraiment vieux, et qu’il sera bientôt malade, aussi. S’il l’est pas déjà.
« Ils t’enculent en fin de compte, mon pote. Bien profond. Secoue le cocotier et ils t’enculent encore plus profond. Alors tu prends ce qu’on te donne. Voilà ce qu’on m’a donné, et ça me suffit.
— Cette connerie c’est des conneries », dit Morris.
Roberson beugle de rire.
« T’as toujours dit ça ! Et c’est la putain de vérité !
— Juste, oublie pas de laisser les clés.
— Je les laisserai. » Roberson brandit un doigt noir de cambouis sous le nez de Morris. « Et toi, te fais pas choper. Écoute papa. »
Je me ferai pas choper, pense Morris. J’ai attendu trop longtemps.
« Et, une dernière chose… »
Roberson attend.
« T’aurais pas un flingue ? » Morris voit la mine de Charlie et ajoute précipitamment : « Pas pour m’en servir, juste par sécurité. »
Roberson secoue la tête.
« Pas de flingue. Je me prendrais largement plus qu’une tape sur les doigts pour ça.
— Je dirais jamais que c’est toi. »
Les yeux injectés de sang épient Morris avec ruse.
« Je peux être franc ? T’es trop fraîchement sorti de taule pour un flingue. Tu trouverais le moyen de te coller une prune dans les couilles. La fourgonnette, OK. Je te dois ça. Mais si tu veux un flingue, va le chercher ailleurs. »
À trois heures, ce vendredi après-midi-là, Morris manque de peu foutre en l’air pour douze millions de dollars d’art moderne.
Enfin, non, pas exactement, mais il passe à deux doigts d’effacer toute trace de cet art moderne-là, y compris sa provenance et les coordonnées d’une douzaine de riches mécènes du MACC. Il a passé des semaines à mettre sur pied un protocole de recherche qui couvre toutes les acquisitions du MACC depuis le début du vingt et unième siècle. Ce protocole est une œuvre d’art en soi, et cette après-midi, au lieu de glisser tous les sous-fichiers dans le dossier maître, il les a balancés d’un clic de souris dans la corbeille avec tout un tas d’autres merdes inutiles. Le système informatique dépassé et poussif du MACC est surchargé d’un bordel sans nom, y compris une tonne de machins qui sont plus dans les lieux depuis belle lurette. Les machins en question ont été déménagés au Metropolitan Museum of Art de New York depuis 2005. Morris est sur le point de vider la corbeille pour faire de la place pour d’autres merdes, le doigt carrément sur la détente, quand il s’aperçoit qu’il est en train d’expédier des fichiers parfaitement valides et bien vivants au paradis des données informatiques.
Une seconde, il est de retour à Waynesville, en train de chercher à planquer de la contrebande avant une inspection de cellule que la rumeur dit imminente, peut-être rien de plus dangereux qu’un paquet de cookies mais assez pour te faire repérer si le maton est de mauvais poil. Il regarde son doigt, qui plane à moins de deux millimètres de la foutue touche suppression, et il ramène sa main contre sa poitrine où il sent son cœur cogner vite et fort. À quoi est-ce qu’il pensait, nom de Dieu ?
Son gros con de patron choisit cet instant pour passer la tête à la porte du réduit dans lequel Morris travaille. Les espaces dans lesquels les autres ronds-de-cuir passent leurs journées sont décorés de photos de leurs petits copains et petites copines, de la famille, même du putain de chien de la famille, mais Morris n’a accroché qu’une carte postale de Paris où il a toujours eu envie d’aller. Tu parles, comme si ça risquait d’arriver.
« Tout va bien, Morris ? demande le gros con.
— Impec », répond Morris priant pour que son patron n’entre pas jeter un coup d’œil à son écran.
Pas qu’il y comprendrait grand-chose. Le connard obèse sait envoyer des e-mails, il semble même avoir une vague notion de ce à quoi sert Google, mais en dehors de ça, il est perdu. Et pourtant, il réside en banlieue pavillonnaire avec bobonne et les mioches, et pas au Manoir aux Barges où les cinglés gueulent contre des ennemis invisibles en pleine nuit.
« Content de le savoir. Continuez comme ça. »
Morris pense : Et toi, continue de trimballer ton gros cul ailleurs.
Le gros con s’exécute, probablement direction la cafétéria pour s’empiffrer sa gueule de gros con. Quand il est parti, Morris clique sur l’icône corbeille, récupère ce qu’il a failli effacer et le réintègre au dossier maître. C’est pas terrible comme opération, mais quand il a fini, il souffle comme un démineur qui vient de désamorcer une bombe.
Où t’avais la tête ? se réprimande-t-il. À quoi tu pensais ?
Questions rhétoriques. Il pensait aux carnets de Rothstein, maintenant si proches. Et aussi à la petite fourgonnette noire, et à ce que ça va être flippant de conduire à nouveau après toutes ces années à l’ombre. Tout ce qu’il lui faudrait, c’est un accrochage… ou un flic qui lui trouverait l’air louche…
Faut que je tienne le coup encore un moment, pense Morris. Il le faut.
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