Stephen King - Carnets noirs

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En prenant sa retraite, John Rothstein a plongé dans le désespoir les millions de lecteurs des aventures de Jimmy Gold. Rendu fou de rage par la disparition de son héros favori, Morris Bellamy assassine le vieil écrivain pour s’emparer de sa fortune, mais surtout, de ses précieux carnets de notes. Le bonheur dans le crime ? C’est compter sans les mauvais tours du destin… et la perspicacité du détective Bill Hodges.
Après
King renoue avec un de ses thèmes de prédilection : l’obsession d’un fan. Dans ce formidable roman noir où l’on retrouve les protagonistes de
(prix Edgar 2015), il rend un superbe hommage au pouvoir de la fiction, capable de susciter chez le lecteur le meilleur… ou le pire.
STEPHEN KING
« Une déclaration d’amour à la lecture et à la littérature américaine… Merveilleux, effrayant, émouvant. » The Washington Post

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Je vais encore le trouver là, pense Morris. En contemplation devant cette maudite toile, les mains derrière le dos.

Mais cette fois, le hall d’entrée est désert à l’exception du gardien qui gratifie Morris d’un regard soupçonneux quand il passe.

25

Le match des Hogs contre les Dragons ne commence pas avant dix-neuf heures mais les bus affichant MATCH DE BASE-BALL démarrent dès dix-sept heures. Morris en prend un jusqu’au stade puis retourne à pied jusqu’à Statewide Motorcycle, conscient de chaque voiture qui passe et se maudissant d’avoir perdu les pédales dans les toilettes après le départ de McFarland. S’il était sorti plus tôt, il aurait peut-être pu voir quelle bagnole ce fils de pute conduisait. Mais il l’a raté et maintenant, n’importe quelle voiture pourrait être celle de McFarland. L’agent de probation serait facile à repérer, vu sa taille, mais Morris n’ose dévisager aucun des automobilistes qui le croisent trop attentivement. Il y a deux raisons à ça. La première, c’est qu’il aurait l’air coupable, pas vrai ? Ouais, évidemment, comme un homme avec des manigances de loup derrière la tête et surveillant son périmètre de sécurité. La deuxième, c’est qu’il risque de voir McFarland même si McFarland n’est pas là, parce qu’il est à deux doigts de la crise de nerfs. Et c’est pas étonnant, non plus. Y a une limite au stress qu’un homme peut encaisser.

Vous avez quel âge, d’abord, vingt-deux ans ? lui avait demandé Rothstein. Vingt-trois ans ?

Observateur, le mec. Morris avait effectivement vingt-trois ans. Maintenant, il est à l’orée des soixante, et les années entre-temps se sont volatilisées comme la fumée dans le vent. Il a entendu dire que la soixantaine, c’est la nouvelle quarantaine, mais alors ça, c’est vraiment des conneries. Quand t’as passé la majeure partie de ta vie en prison, la soixantaine, c’est la nouvelle soixante-quinzaine. Ou quatre-vingtaine. Trop vieux pour être un loup, selon McFarland.

Ben c’est ce qu’on va voir, pas vrai ?

Il tourne dans la cour de Statewide Motorcycle — les stores sont baissés, les motos qui étaient exposées dehors ce matin sont rentrées — et il s’attend à entendre une portière de voiture claquer derrière lui à l’instant où il aura violé une propriété privée. S’attend à entendre McFarland demander : Holà, mon ami, qu’est-ce que vous faites par ici ?

Mais le seul bruit est celui de la circulation en direction du stade, et quand il entre dans le parking derrière le magasin, la courroie invisible qui comprimait sa poitrine se relâche un peu. Un haut mur de tôle ondulée sépare ce carré de terre du reste du monde et les murs rassurent Morris. Il aime pas ça, il sait que c’est pas naturel, mais c’est comme ça. Un homme est la somme de ses expériences.

Il se dirige vers la fourgonnette — petite, poussiéreuse, tellement banale que c’en est une bénédiction — et tâtonne sous la roue avant droite. Les clés sont là. Il monte à bord et le moteur lui fait la faveur de démarrer au quart de tour. La radio s’allume dans une clameur de rock. Morris l’éteint illico.

« Je peux le faire, dit-il en réglant le siège puis en se saisissant du volant. Je peux le faire. »

Et, de fait, il peut. Il a pas oublié. C’est comme monter à vélo. Le seul moment difficile, c’est quand il faut s’engager à contre-sens du flot de véhicules qui se dirigent vers le stade, et même là, il s’en sort bien : après une minute d’attente, un des bus MATCH DE BASE-BALL s’arrête et le chauffeur fait signe à Morris d’y aller. Les voies montant vers le nord sont quasi désertes et il se débrouille pour éviter le centre en empruntant le nouveau périphérique qui contourne la ville. Il se régale presque à conduire de nouveau. Il se régalerait si y avait pas ce soupçon insistant que McFarland est en train de lui filer le train. Pour l’intercepter, pas encore, non : ça, il le fera pas avant d’avoir vu ce que son vieux pote — son ami — manigance.

Morris s’arrête au centre commercial de Bellows Avenue et entre chez Home Depot. Il déambule sous les néons aveuglants, prenant son temps : il pourra pas faire ce qu’il a à faire avant la tombée de la nuit et en juin il fait encore jour jusqu’à huit heures et demie, neuf heures. Au rayon jardinage, il achète une pelle et aussi une hachette, au cas où il devrait élaguer quelques racines — cet arbre en surplomb sur la berge pourrait bien retenir solidement sa malle. Dans la section marquée BONNES AFFAIRES, il attrape deux sacs de jardinage en toile imperméable soldés vingt dollars pièce. Il range ses achats à l’arrière de la fourgonnette et va pour se réinstaller au volant.

« Hé ! » lance une voix derrière lui.

Morris se fige, écoutant les pas qui se rapprochent et attendant que la main de McFarland se referme sur son épaule.

« Vous savez s’il y a un supermarché dans ce centre ? »

C’est une voix jeune. Et blanche. Morris découvre qu’il peut respirer à nouveau.

« Safeway », dit-il sans se retourner. Si y a ou pas un supermarché dans ce centre, il en a aucune idée.

« Ah. Super. Merci. »

Morris grimpe dans la fourgonnette et démarre. Je peux le faire, pense-t-il.

Je peux et je vais le faire.

26

Morris roule au pas le long des rues aux noms d’arbres de Northfield, jadis son terrain de jeu — pas qu’il ait jamais beaucoup joué : il avait plutôt toujours le nez dans un livre. Comme il est encore tôt, il se gare un moment dans Elm. Il y a une vieille carte poussiéreuse dans la boîte à gants et il fait semblant de la lire. Au bout d’une vingtaine de minutes, il roule jusqu’à Maple et fait de même. Puis direction le Zoney’s Go-Mart où il achetait des friandises quand il était môme. Et des cigarettes pour son père. C’était du temps où un paquet coûtait quarante cents et on trouvait normal que des gosses aillent acheter des cigarettes pour leur père. Il se prend un granité et le fait durer. Puis il roule jusqu’à Palm Street et fait encore semblant de lire sa carte. Les ombres s’allongent, mais ah, tellement lentement.

J’aurais dû amener un livre, pense-t-il. Puis il se dit : Non — un type qui lit une carte, c’est OK, mais un type en train de lire un livre dans une vieille fourgonnette ? On le prendrait sûrement pour un pédophile aux aguets.

C’est être parano ou être futé ? Il saurait plus vraiment dire. Tout ce qu’il sait, c’est que les carnets sont tout proches maintenant. Ils émettent des ping dans sa tête comme des signaux radar.

Peu à peu, la longue lumière de ce soir de juin se fond dans le crépuscule. Les gosses qui jouaient dehors sur les trottoirs et les pelouses rentrent regarder la télé, jouer à des jeux vidéo ou passer une soirée éducative à envoyer à leurs copains et copines des textos mal orthographiés et des émoticones débiles.

Rassuré sur l’absence de McFarland dans les parages (mais pas complètement rassuré), Morris redémarre et roule lentement jusqu’à sa destination finale : le Centre Aéré de Birch Street où il allait quand la bibliothèque de Garner Street était fermée. Intello maigrichon, avec une regrettable tendance à parler à tort et à travers, on venait rarement le chercher pour les jeux d’extérieur, et les rares fois où ça arrivait, il se faisait quasiment toujours crier dessus : hé, mains de beurre, hé, andouille, hé, empoté. À cause de ses lèvres rouges, il avait écopé du sobriquet Revlon. Quand il allait au Centre, il restait le plus souvent à l’intérieur, à lire, ou peut-être à faire un puzzle. Maintenant, la ville a fermé le vieux bâtiment de brique et l’a mis en vente dans le sillage des coupes budgétaires municipales.

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