Mais il a déjà le cerveau en surchauffe, l’aiguille dans le rouge. Il pense qu’il ira mieux dès qu’il aura remis la main sur les carnets (sur l’argent aussi, même si c’est nettement moins important). Et qu’il aura planqué ces petits trésors au fond du placard de sa chambre au huitième étage du Manoir aux Barges. Alors il pourra se détendre, mais pour le moment, le stress le tue. C’est aussi le fait de se retrouver dans un monde transformé et de faire un vrai boulot pour un patron qui porte pas un uniforme gris mais à qui il faut quand même faire des courbettes. Et par-dessus tout, il y a le stress de devoir conduire sans permis un véhicule sans assurance.
Il pense : À dix heures ce soir, tout ira mieux. Entre-temps, arrime le barda et serre les dents. Cette connerie c’est des conneries.
« OK », chuchote Morris, et il essuie un fourmillement de sueur sur sa peau, entre son nez et sa lèvre supérieure.
À seize heures, il sauvegarde son travail, ferme les applis qu’il avait ouvertes et éteint l’ordi. Il débouche dans le hall luxueux du MACC et là, debout comme un mauvais rêve devenu réalité, jambes écartées et mains derrière le dos, il y a Ellis McFarland. Son agent de probation est en train d’examiner une toile de Edward Hooper comme l’amateur d’art qu’il est sûrement pas.
Sans se retourner (Morris comprend que le type a dû apercevoir son reflet dans le verre qui protège la toile, mais ça fout quand même les jetons), McFarland dit : « Holà, Morrie. Comment ça va, mon ami ? »
Il sait, pense Morris. Et pas juste pour la fourgonnette. Pour tout.
Non, c’est pas vrai, et il sait que c’est pas vrai, mais la partie de lui qui est encore en prison et qui y sera toujours lui assure que c’est vrai. Pour McFarland, le front de Morris Bellamy est une vitre transparente. Il voit tout ce qu’il y a derrière, le moindre engrenage en mouvement, le moindre rouage en surchauffe.
« Je vais bien, monsieur McFarland. »
Aujourd’hui, McFarland porte un veston sport à carreaux de la taille approximative d’un tapis de salon. Il examine Morris des pieds à la tête et de la tête aux pieds et quand son regard revient se poser sur le visage de Morris, celui-ci a toutes les peines du monde à le soutenir.
« Vous n’avez pas l’air d’aller si bien que ça. Vous êtes tout pâle et vous avez ces gros cernes noirs d’excès de branlette sous les yeux. Consommeriez-vous un produit non autorisé, Morris ?
— Non, monsieur.
— Vous livreriez-vous à des activités non autorisées ?
— Non. » Pensant à la fourgonnette avec FLEURS JONES encore visible sur le côté qui l’attend dans le South Side. Probablement avec les clés déjà sous la roue.
« Non qui ?
— Non, monsieur.
— Mmm-mmh. C’est peut-être la grippe. Parce que, franchement, vous avez l’air de dix kilos de merde dans un sac de cinq.
— J’ai failli faire une erreur, explique Morris. Elle aurait pu être rectifiée — sans doute — mais ça aurait impliqué de faire venir un technicien informatique de l’extérieur et peut-être même de fermer le serveur principal. Ça m’aurait valu des ennuis.
— Bienvenue dans le monde du travail, dit McFarland sans une once de sympathie.
— Mais c’est différent pour moi ! » explose Morris. Et bon Dieu, ce que ça fait du bien d’exploser, et de le faire à propos d’un truc sans danger. « Si quelqu’un doit savoir ça, c’est bien vous ! N’importe qui écoperait juste d’un blâme, mais pas moi. Et si on me vire — pour une étourderie, rien d’intentionnel — je replongerai.
— Peut-être », dit McFarland en se retournant vers le tableau représentant un homme et une femme assis dans une pièce et se donnant apparemment beaucoup de mal pour éviter de se regarder. « Ou peut-être pas.
— Mon patron m’aime pas », dit Morris. Il sait qu’il a l’air de geindre, et probablement que oui , il est en train de geindre. « J’en sais trois fois plus que lui sur le système informatique qu’ils ont ici, et ça le fout en rogne. Il aimerait que je dégage.
— Vous m’avez l’air un brin parano, Morris », commente McFarland.
Il a de nouveau les mains croisées au-dessus de son réellement très impressionnant postérieur et, tout à coup, Morris comprend pourquoi McFarland est ici. McFarland l’a suivi jusqu’à l’atelier de réparation de motos où travaille Charlie Roberson et il a décidé qu’il prépare un mauvais coup. Morris sait que c’est pas ça. Il sait que non.
« Pourquoi ils font ça, d’ailleurs, laisser un type comme moi tripoter leurs fichiers ? Un type en conditionnelle ? Si je fais une erreur, et j’ai failli en faire une, je pourrais leur coûter beaucoup d’argent.
— Vous vous attendiez à faire quoi, dehors ? » demande McFarland en continuant d’examiner la toile de Hooper qui s’intitule Appartement 16-A .
On dirait qu’elle le fascine, mais Morris n’est pas tombé de la dernière pluie. McFarland continue d’observer son reflet. De le jauger.
« Vous vous attendiez à quoi ? Vous êtes trop vieux et trop ramollo pour trimballer des cartons dans un entrepôt ou bosser avec une équipe de jardiniers. » Il se retourne. « Ça s’appelle de la réinsertion, Morris, et c’est pas à moi qu’on doit cette politique. Alors si vous voulez pleurnicher dans les jupes de quelqu’un, trouvez-vous quelqu’un qui se sente concerné.
— Excusez-moi, dit Morris.
— Excusez-moi qui ?
— Excusez-moi, monsieur McFarland.
— Merci, Morris, voilà qui est mieux. Maintenant, allons faire un tour aux toilettes où vous allez pisser dans le petit gobelet pour me prouver que votre paranoïa n’est pas induite par la drogue. »
Les derniers retardataires quittent les bureaux. En passant, plusieurs d’entre eux jettent des regards à Morris et au grand type noir en veston sport criard, avant de détourner rapidement les yeux. Morris a comme une envie de gueuler : Eh ouais, c’est mon agent de probation, allez-y, rincez-vous bien l’œil !
Il suit McFarland dans les toilettes pour hommes, qui sont désertes, Dieu merci. McFarland s’adosse au mur, bras croisés sur la poitrine, et regarde Morris délivrer son vieux machin-chose et produire un échantillon d’urine. Après trente secondes d’attente, comme elle vire pas au bleu, il tend le petit gobelet en plastique à Morris.
« Félicitations. Videz-moi ça, mon ami. »
Morris s’exécute. McFarland se lave méthodiquement les mains en se savonnant bien jusqu’aux poignets.
« J’ai pas le sida, vous savez. Si c’est ça que vous craignez. J’ai dû passer le test avant de sortir. »
McFarland essuie soigneusement ses grandes mains. Il se regarde un instant dans la glace (en regrettant peut-être de pas avoir quelques cheveux à peigner) puis se tourne vers Morris.
« Vous êtes peut-être clean question substances illicites, mais j’aime quand même pas du tout votre mine, Morrie. »
Morris ne répond rien.
« Laissez-moi vous dire quelque chose que dix-huit ans de métier m’ont appris. Il y a deux types de détenus en libération conditionnelle, et seulement deux : les loups et les agneaux. Vous êtes trop vieux pour être un loup, mais je doute que vous le sachiez. Vous l’avez pas encore intégré , comme dirait un psy. Je sais pas quelle manigance de loup vous avez derrière la tête, c’est peut-être rien de plus que chaparder des trombones dans la réserve des fournitures de bureau, mais je ne saurais trop vous conseiller de l’oublier. Vous êtes bien trop vieux pour hurler et beaucoup trop vieux pour galoper. »
Ayant délivré cette perle de sagesse, il s’en va. Morris se dirige à son tour vers la porte, mais ses jambes se changent en caoutchouc avant qu’il l’atteigne. Il pivote sur lui-même, se cramponne à un lavabo pour pas tomber, et se jette dans un des boxes des W-C. Là il s’assoit et baisse la tête jusqu’à ce qu’elle touche presque ses genoux. Il ferme les yeux et respire à longues et profondes bouffées. Quand le grondement dans sa tête reflue, il se lève et sort.
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