Il entre dans le garage et voilà Charlie Roberson, assis sur un siège de voiture maculé de cambouis devant une Harley à moitié démontée. Charlie ne voit pas Morris : il est en train d’examiner la batterie de la Harley, qu’il tient devant lui. Pendant ce temps, Morris, lui, l’examine. Même s’il doit avoir dépassé les soixante-dix ans, qu’il est chauve sur le dessus du crâne avec un pourtour de cheveux grisonnants, Charlie est toujours le même type musclé, compact comme une borne d’incendie. Il porte un T-shirt aux manches coupées et Morris peut lire le tatouage de prison fané sur l’un de ses biceps : WHITE POWER 4EVER [10] Pouvoir blanc pour toujours.
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L’une de mes réussites, pense Morris, et il sourit.
Roberson purgeait une peine de prison à vie à Waynesville pour avoir matraqué à mort une riche vieille dame de Branson Park dans Wieland Avenue. Elle s’était apparemment réveillée et l’avait surpris rôdant dans sa maison. Il l’avait aussi violée, peut-être bien avant de l’avoir matraquée, peut-être après, alors qu’elle gisait agonisante sur son palier à l’étage. Procès perdu d’avance pour Roberson, y avait pas photo. Il avait été vu dans le secteur à plusieurs reprises dans les jours précédant le cambriolage, il avait été photographié par la caméra de sécurité du portail de la vieille dame la veille de l’effraction, il avait discuté de la possibilité de visiter cette crèche-là et de voler cette dame-là avec plusieurs de ses copains des bas-fonds (tous plus qu’incités à témoigner par le procureur, ayant eux-mêmes quelques faux pas à faire éponger), et il avait un copieux casier pour vols et agressions. Le jury l’avait déclaré coupable ; le juge avait prononcé la perpétuité sans libération conditionnelle ; Roberson avait troqué la réparation de motos contre la confection de blue-jeans et le vernissage de meubles.
« J’ai fait mon lot de conneries, mais j’ai pas fait ça, avait-il confié à Morris maintes et maintes fois. J’aurais pu , j’avais le putain de code de sécurité, mais quelqu’un d’autre m’a coiffé au poteau. Je sais qui, en plus, parce qu’y a qu’un seul type à qui je l’avais donné. C’est un de ceux qui ont témoigné contre moi, putain, et si jamais je sors d’ici, ce type-là va crever. Je te le promets. »
Morris l’avait ni cru, ni pas cru — ses deux premières années en taule lui avaient appris que la « Ville » était remplie de types qui se prétendaient aussi innocents que la rosée du matin — mais quand Charlie lui avait demandé d’écrire pour lui à Barry Scheck, Morris avait accepté. C’était ça son vrai boulot en prison.
Il apparut que le cambrioleur-matraqueur-violeur avait laissé de son sperme sur les sous-vêtements de la vieille dame, que lesdits sous-vêtements étaient encore conservés dans l’une des caverneuses réserves à pièces à conviction de la ville, et que l’avocat envoyé par le Projet Innocence pour enquêter sur le cas de Charlie Roberson les avait retrouvés. Les test ADN, non disponibles à l’époque de la condamnation de Charlie, avaient prouvé que la semence n’était pas la sienne. L’avocat avait engagé un détective afin de retrouver la plupart des témoins appelés par l’accusation. L’un d’eux, en train de mourir d’un cancer, était non seulement revenu sur son témoignage mais avait reconnu le crime, dans l’espoir peut-être que ces aveux tardifs lui ouvriraient les portes du paradis.
« Hey, Charlie, lança Morris. Devine qui est là. »
Roberson se retourna, plissa les yeux, se leva.
« Morrie ? C’est toi, Morrie Bellamy ?
— En chair et en os.
— Ça alors, tu m’en bouches un coin. »
Sûrement pas, pense Morris, mais quand Roberson pose la batterie sur le siège de la Harley et s’avance vers lui, bras largement écartés, il doit se soumettre à l’étreinte de rigueur avec tapes fraternelles dans le dos. Il rend même la pareille, au mieux de ses capacités. La masse de muscles sous le T-shirt crade de Roberson est vaguement alarmante.
Roberson se recule et dévoile ses chicots restants dans un large sourire. « Jésus-Christ ! Conditionnelle ?
— Conditionnelle.
— La vieille t’a lâché la grappe ?
— Ouais, elle s’est décidée.
— Bon Dieu , c’est génial ! Viens au bureau arroser ça ! J’ai du bourbon. »
Morris secoue la tête.
« Merci, mais l’alcool me réussit pas. Et puis, le kapo pourrait débarquer à tout moment pour me réclamer un échantillon d’urine. Je me suis fait porter pâle au boulot, c’est assez risqué comme ça.
— C’est qui ton agent de probation ?
— McFarland.
— Grand nègre à grosses couilles, hein ?
— Il est noir, ouais.
— Ah, c’est pas le pire, mais c’est vrai qu’au début ils t’ont à l’œil. Viens quand même au bureau, je boirai ta part. Hé, t’as appris que Duck a claqué ? »
Morris l’avait appris, en effet, la nouvelle était tombée peu de temps avant celle de sa conditionnelle. Duck Duckworth, son premier protecteur, celui qui avait fait cesser les viols par le codétenu de Morris et ses copains. Morris n’éprouvait pas de chagrin particulier. Les gens arrivaient ; les gens repartaient ; cette connerie c’était des conneries.
Roberson secoue la tête en attrapant une bouteille sur l’étagère supérieure d’un rangement métallique rempli d’outils et de pièces détachées.
« Un truc au cerveau, apparemment. Tu sais ce qu’on dit : Au milieu de cette putain de vie, on est dans cette putain de mort. » Il verse du bourbon dans une tasse en plastique marquée WORLD’S BEST HUGGER [11] Meilleur donneur de câlins du monde.
et la lève. « À ce bon vieux Ducky. » Il boit, claque des lèvres et lève à nouveau sa tasse. « Et à toi. Morrie Bellamy, retour à la vie civile. La quille et la frite. Ils t’ont collé à quoi ? Un genre de travail de bureau, à mon avis. »
Morris lui raconte son boulot au MACC et meuble la conversation pendant que Roberson se sert une nouvelle rasade de bourbon. Morris n’envie pas Charlie pour sa libéralité avec le whisky, il a perdu trop d’années de sa vie par la faute de la biture à haute tension, mais il se dit que Roberson sera plus accessible à sa demande s’il est un peu gai.
Quand il juge le moment venu, il dit :
« Tu m’avais dit de venir te voir si jamais je sortais et que j’avais besoin d’un service.
— Vrai, vrai… mais j’aurais jamais pensé que tu sortirais. Pas avec cette cul-bénit que tu t’es farcie et qui voulait plus te lâcher. »
Roberson glousse de rire et se ressert une dose.
« J’aurais besoin que tu me prêtes une voiture, Charlie. Pas longtemps. Même pas une demi-journée.
— Pour quand ?
— Ce soir. Enfin… cette après-midi. C’est ce soir que j’en ai besoin. Je peux te la ramener tout de suite après. »
Roberson a cessé de rigoler.
« C’est un plus gros risque que de boire un coup, Morrie.
— Pas pour toi : t’es dehors, libre et réhabilité.
— Non, pas pour moi, je me prendrais juste une tape sur les doigts. Mais conduire sans permis, c’est une grave violation de conditionnelle. Tu risques de retourner en cabane. Attention, je dis pas que je veux pas t’aider, au contraire, je veux juste être sûr que tu mesures l’enjeu.
— Je le mesure. »
Roberson se ressert et sirote tout en méditant. Morris aimerait pas être le proprio de la bécane que Charlie va remonter une fois que leur petite palabre sera terminée.
Enfin, Roberson parle :
« Ça t’irait une fourgonnette plutôt qu’une voiture ? J’en ai une petite que je pourrais te passer. Automatique en plus. Y a encore écrit “Fleurs Jones” sur le côté mais c’est à moitié effacé. Elle est derrière. Je peux te la montrer si tu veux. »
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