— Oui », acquiesce Hodges.
Holly aussi aurait dû passer à la télé — elle a été tout aussi courageuse, et très réclamée — mais pendant cette période de sa vie, Holly Gibney aurait préféré avaler du déboucheur d’évier plutôt que de se présenter devant des caméras de télévision pour répondre à des questions.
« Sauf que Barbs m’a dit que Jerome est en Pennsylvanie et que je devrais vous parler à vous à la place, parce que vous avez été policier. »
Elle le regarde avec de grands yeux noyés de larmes.
Saubers, médite Hodges. Ah, ouais. Il se souvient pas du prénom du type mais ce nom de famille est difficile à oublier et il comprend pourquoi ça lui disait quelque chose. Saubers faisait partie des blessés du City Center quand Hartsfield a fauché tous ces malheureux pleins d’espoir à cette foire à l’emploi.
« Je voulais venir vous parler moi d’abord, ajoute Barbara. C’est ce qu’on avait décidé avec Tina. Pour genre tâter le terrain et voir si vous vouliez bien nous aider. Et puis Teenie est venue me voir à l’école aujourd’hui et elle était toute chamboulée…
— Parce qu’il va encore pire qu’avant ! s’exclame Tina. Je sais pas ce qui s’est passé, mais depuis qu’il se laisse pousser cette horrible moustache, il va encore pire ! Il parle en dormant — je l’entends — et il a maigri et ses boutons d’acné sont revenus et notre prof d’hygiène et santé nous a dit que ça pouvait venir du stress et… et… je crois que des fois, il pleure . » Elle paraît surprise de ce qu’elle vient de dire comme si elle n’arrivait pas bien à se faire à l’idée que son grand frère puisse pleurer. « Et s’il se suicide ? C’est de ça que j’ai vraiment peur parce que le suicide des adolescents est un problème grave ! »
Encore des anecdotes divertissantes qu’elle tient du cours d’hygiène et santé, pense Hodges. Mais ça n’en est pas moins vrai.
« Elle raconte pas de blagues, dit Barbara. C’est une histoire incroyable.
— Alors j’aimerais l’entendre, dit Hodges. Depuis le commencement. »
Tina prend une profonde inspiration, et se lance.
Si on lui avait posé la question, Hodges aurait dit qu’il doutait que le récit des malheurs d’une adolescente de treize ans puisse le surprendre, encore moins le stupéfier. Mais il est stupéfait. Clairement. Foutrement sidéré. Et il la croit sur parole : c’est trop incroyable pour être une invention.
Le temps que Tina ait fini, elle s’est considérablement calmée. Hodges a déjà vu ça avant. La confession peut, ou pas, soulager l’âme, mais elle calme indubitablement les nerfs.
Il va ouvrir la porte donnant sur la réception et aperçoit Holly assise devant son ordinateur, en train de jouer au solitaire. Elle a, posé à côté d’elle, un sachet rempli d’assez de barres énergétiques pour soutenir à quatre le siège d’une armée de zombies.
« Viens par là, Hols, dit-il. J’ai besoin de toi. Et apporte-nous ça. »
Holly entre d’un pas hésitant, épie Tina Saubers et semble soulagée de ce qu’elle voit. Chacune des filles prend une barre énergétique, ce qui semble accroître son soulagement. Hodges aussi en prend une. La salade qu’il a avalée pour déjeuner lui semble digérée depuis déjà un mois et le steak végé lui a pas tellement tenu au corps, non plus. Des fois, il rêve encore de faire une descente au MacDo et de commander tout ce qu’il y a sur la carte.
« Mmmh, c’est bon, dit Barbara en mastiquant. J’ai eu framboise. Et toi, Teenie ?
— Citron, répond Tina. Ouais, c’est bon . Merci, monsieur Hodges. Merci, madame Holly.
— Barb, intervient Holly. Où ta mère te croit-elle en ce moment ?
— Au cinéma, répond Barbara. Revoir La Reine des neiges , la version sing-along . Ils le passent toutes les après-midi au Seven. On dirait que ça fait une éternité qu’il y est. » Elle roule des yeux à l’adresse de Tina et Tina lui retourne le même roulement d’yeux complice. « Maman nous a dit qu’on pouvait rentrer en bus mais faut qu’on soit à la maison à six heures grand max. Tina dort chez moi. »
Ça nous laisse un peu de temps, pense Hodges.
« Tina, je veux que tu reprennes tout du début, pour que Holly puisse entendre. C’est mon assistante et elle est maligne. Et puis, elle sait garder un secret. »
Tina renouvelle son récit, avec plus de détails maintenant qu’elle est plus calme. Holly écoute attentivement, ses tics d’autiste Asperger presque tous disparus, comme à chaque fois qu’elle est complètement absorbée. Le seul qui persiste, ce sont ses doigts qui s’agitent sans relâche, pianotant sur ses cuisses comme si elle martelait un clavier invisible.
Lorsque Tina arrive à la fin, Holly demande :
« L’argent a commencé à arriver en février 2010 ?
— Février ou mars, répond Tina. Je m’en souviens parce que nos parents se disputaient beaucoup à cette époque. Papa avait perdu son travail, vous voyez… et il avait les jambes toutes cassées… et maman lui criait dessus parce qu’il fumait, et que ses cigarettes coûtaient cher…
— Je déteste qu’on me crie dessus, déclare Holly tout net. Ça me retourne l’estomac. »
Tina la gratifie d’un regard reconnaissant.
« La conversation à propos des doublons, intervient Hodges, c’était avant ou après que la livraison d’argent commence ?
— Avant. Mais pas très longtemps avant. »
La réponse est donnée sans hésitation.
« Et c’était cinq cents dollars tous les mois, poursuit Holly.
— Des fois c’était un peu moins d’un mois, genre trois semaines, et des fois c’était un peu plus. Quand c’était plus, mes parents se disaient que c’était fini. Une fois je crois que ça faisait genre six semaines, je me souviens que papa a dit à maman : “Bon, c’était bien le temps que ça a duré.”
— Et ça c’était quand ? »
Holly s’est penchée en avant, les yeux brillants, ses doigts ne pianotent plus. Hodges adore la voir comme ça.
« Mmmh… » Tina fronce les sourcils. « Autour de mon anniversaire, j’en suis sûre. Quand j’ai eu douze ans. Pete était pas là pour mon goûter. C’était les vacances de printemps et son copain Rory l’avait invité à aller à Disney World avec sa famille. C’était pas un chouette anniversaire parce que j’étais complètement jalouse qu’il soit parti et que moi… »
Elle s’arrête, regardant d’abord Barbara, puis Hodges, enfin Holly, qu’elle semble avoir étiquetée comme Maman Cane.
« C’est pour ça que l’argent est arrivé en retard ! Parce qu’il était parti en Floride ! »
Holly, un infime sourire ourlant ses lèvres, jette un petit coup d’œil à Hodges puis reporte son attention sur Tina.
« Probablement. Toujours en billets de vingt et de cinquante ?
— Oui, je les ai vus plein de fois.
— Et ça s’est arrêté quand ?
— En septembre dernier. Autour de la rentrée des classes. Et y avait un petit mot avec. Qui disait quelque chose comme : “C’est la dernière fois, je regrette mais il n’y en a plus.”
— Et combien de temps après tu as dit à ton frère que tu pensais que c’était lui qui envoyait l’argent ?
— Pas très longtemps. Et il l’a jamais vraiment admis, mais je suis sûre que c’était lui. Et peut-être que tout ça c’est de ma faute, parce que j’arrêtais pas de parler de Chapel Ridge… et il disait qu’il regrettait qu’il y ait plus d’argent pour que je puisse y aller… et peut-être qu’il a fait une grosse bêtise et que maintenant il regrette et que c’est trop t-t-tard ! »
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