Il a perdu du poids depuis qu’il a commis la grossière erreur de s’acoquiner avec Andrew Halliday, l’acné de sa préadolescence s’offre un match retour et, bien sûr, il y a ces gros cernes noirs sous ses yeux. Il dort mal et son peu de sommeil est hanté de cauchemars. Quand il se réveille en pleine nuit — souvent recroquevillé en position fœtale, le pyjama trempé de sueur —, Pete reste éveillé, à essayer de trouver un moyen de se sortir du traquenard dans lequel il s’est fourré.
Il avait réellement oublié la sortie de vendredi, et quand M me Bran, l’accompagnatrice, la lui a rappelée hier, son cerveau a passé la cinquième. C’était après l’heure de français et, avant qu’il arrive à son cours de maths, juste deux portes plus loin, la vague idée d’un plan se profile dans sa tête. Un plan qui dépend en partie d’un vieux chariot rouge, et encore plus d’un certain jeu de clés.
Une fois loin du lycée, Pete appelle le numéro de Andrew Halliday Rare Editions, un numéro qu’il préférerait ne pas avoir dans son téléphone. Il tombe sur le répondeur, ce qui lui épargne au moins un autre ouafi-ouafi. Il laisse un long message et le bip du répondeur le coupe alors qu’il s’apprête à conclure, mais c’est OK.
S’il arrive à débarrasser la maison des carnets, la police ne trouvera rien, mandat de perquisition ou non. Il est convaincu que ses parents ne diront rien de l’argent tombé du ciel, comme ils l’ont toujours fait. Alors que Pete glisse son portable dans la poche de son pantalon, une formule de sa première année de latin surgit dans son esprit. C’est une formule terrifiante dans n’importe quelle langue, mais elle convient parfaitement à la situation.
Alea jacta est.
Les dés sont jetés.
Avant d’entrer dans la maison, Pete passe la tête dans le garage pour s’assurer que le vieux chariot Kettler de Tina est toujours là. Ils ont vendu beaucoup d’affaires au vide-grenier qu’ils ont organisé avant de déménager, mais Teenie avait fait tout un foin pour garder le Kettler avec ses barrières en bois à l’ancienne, et leur mère avait cédé. Pete le voit pas tout de suite et commence à s’inquiéter. Puis il le repère dans un coin du garage et laisse échapper un soupir de soulagement. Il se souvient de Tina le promenant à travers la pelouse avec toutes ses peluches entassées dedans (M me Beasley trônant à la place d’honneur, bien sûr), leur disant qu’ils partaient faire un pic-pic dans les bois avec des samwich au jambon et des biski au gingembe pour les enfants sages. C’était le bon temps, avant que le malade en Mercedes volée vienne tout faire foirer.
Plus de pic-pic après ça.
Pete entre dans la maison et se rend directement dans le minuscule bureau de son père. Son cœur tambourine furieusement contre sa poitrine, parce que c’est là que tout se joue. Les choses peuvent mal tourner même s’il trouve les clés qu’il lui faut, mais s’il les trouve pas, tout sera fini avant d’avoir commencé. Et il a pas de plan B.
Bien que l’activité de Tom Saubers soit principalement axée sur la recherche de biens immobiliers — trouver les bonnes propriétés mises à la vente ou susceptibles de l’être, et communiquer ensuite ces prospections à de petites entreprises ou agences indépendantes —, il a tout doucement commencé à se relancer dans la vente directe, mais rien de bien gros, et seulement ici, dans le North Side. Ça lui a pas rapporté grand-chose en 2012, mais ces deux dernières années, il a empoché de belles commissions, et il détient maintenant l’exclusivité sur une douzaine de propriétés dans tout le quartier des rues aux noms d’arbres. L’une d’elles — l’ironie de la chose n’a échappé à personne dans la famille — est le 49 Elm Street, la maison qui a appartenu à Deborah Hartsfield et son fils Brady, le célèbre Tueur à la Mercedes.
« Je risque de mettre un moment à la vendre, celle-là », a dit papa un soir à table, et puis il s’est carrément marré.
Un tableau en liège est accroché au mur, à gauche de l’ordinateur de son père. Les clés des différents biens immobiliers dont il est actuellement l’agent y sont punaisées, chacune par son propre anneau. Pete inspecte le tableau avec inquiétude, trouve ce qu’il veut — ce qu’il lui faut — et donne un coup de poing triomphal dans le vide. Sur ce porte-clé, l’étiquette indique CTR AR BIRCH ST.
« Peu probable que j’arrive à me débarrasser d’un mastodonte de brique pareil, avait dit Tom Saubers à table lors d’un autre repas, mais si j’y arrive, on peut dire bye-bye à cette maison et retourner au Pays des Jacuzzis et des BMW. »
C’est comme ça qu’il appelle le West Side.
Pete fourre les clés du Centre Aéré dans sa poche avec son portable, puis se précipite à l’étage et récupère les valises dont il s’est servi pour transporter les carnets jusqu’à chez lui. Cette fois, c’est pour un très court trajet qu’il en a besoin. Il escalade l’échelle pliable du grenier et embarque les carnets (les manipulant avec délicatesse même dans sa hâte). Il descend les valises au premier étage une par une, décharge les carnets sur son lit, remet les valises dans le placard de ses parents, puis dévale les escaliers jusqu’en bas , carrément jusqu’à la cave. Il est en nage et schlingue probablement autant que l’enclos des singes au zoo, mais il faudra attendre pour la douche. Il doit changer de T-shirt, cela dit. Il a un polo Key Club qui fera parfaitement l’affaire pour ce qu’il a prévu. Le Key Club est toujours en train de rendre tout un tas de services à la con à la collectivité.
Sa mère garde un bon stock de cartons vides à la cave. Pete prend les deux plus gros et retourne à l’étage, faisant d’abord un détour par le bureau de son père pour attraper un marqueur.
Pense à le remettre à sa place quand tu rapporteras les clés, s’intime-t-il. Pense à tout remettre à sa place.
Il répartit les carnets dans les deux cartons — tous sauf les six qu’il espère toujours vendre à Andrew Halliday — et replie les rabats. Avec le marqueur, il écrit USTENSILES CUISINE sur chacun d’eux en grandes capitales. Il regarde l’heure à sa montre. Il a de la marge… enfin, tant que Halliday écoute pas son message et le balance pas aux flics. Pete n’y croit pas vraiment, mais c’est pas totalement exclu non plus. Il navigue en eaux troubles. Avant de quitter sa chambre, il cache les six carnets restants derrière la plinthe branlante dans son placard. Il y a juste la place, et si tout se passe bien, ils n’y resteront pas longtemps.
Il transporte les cartons jusqu’au garage et les installe dans le vieux chariot de Tina. Il commence à descendre l’allée, se rend compte qu’il a oublié de mettre le T-shirt Key Club et bombe à nouveau jusqu’à l’étage. Il est en train de passer le polo quand il réalise avec stupeur qu’il a laissé les carnets au beau milieu de l’allée. Ils valent un fric monstre et voilà qu’il les abandonne au grand jour où n’importe qui peut passer et les embarquer.
Quel con ! se fustige-t-il. Quel con, quel con, mais putain quel con !
Pete dévale les escaliers, son polo tout propre déjà collé au dos par la sueur. Le chariot est là, bien sûr ; sans déconner, qui s’emmerderait à voler des cartons marqués USTENSILES CUISINE ? Mais c’était quand même un truc idiot à pas faire, y a des gens prêts à voler tout ce qui traîne, et ça soulève une question pertinente : combien d’autres conneries du même genre est-il en train de faire ?
Il se dit : J’aurais jamais dû me foutre là-dedans, j’aurais dû appeler la police et leur remettre l’argent et les carnets dès que je les ai trouvés.
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