Son répondeur clignote. Probablement un démarcheur qui veut lui vendre une assurance ou une extension de garantie pour sa petite voiture (l’idée de Jarrett roulant en Porsche dans les rues de Kansas City pique fugitivement son ego), mais pas moyen de savoir tant qu’on a pas vérifié. Il a des millions à portée de la main, mais tant qu’il les a pas en main, les affaires restent les affaires.
Drew appuie sur le bouton pour vérifier qui a téléphoné pendant qu’il déjeunait et reconnaît la voix de Saubers au premier mot.
Ses poings se crispent tandis qu’il l’écoute.
Quand le petit malin précédemment connu sous le nom de Hawkins était revenu, le vendredi d’après sa première visite, sa moustache était un chouïa plus fournie mais sa démarche tout aussi hésitante : un animal timide s’approchant d’un appât goûteux. À ce moment-là, Drew en avait appris davantage sur le garçon et sa famille. Et sur les photocopies des carnets aussi. Trois logiciels différents avaient confirmé que la lettre à Flannery O’Connor et l’échantillon d’écriture figurant sur les deux documents étaient l’œuvre du même homme. Deux de ces logiciels comparaient les écritures. Le troisième — pas entièrement fiable étant donné la petite taille des échantillons scannés — avait repéré des similarités linguistiques, déjà pointées pour la plupart par le gosse. Drew gardait ces résultats de côté pour le moment où il aborderait des acheteurs potentiels. Lui-même n’avait aucun doute quant à leur authenticité, ayant vu de ses propres yeux l’un des carnets il y avait trente-six ans à la terrasse du Happy Cup.
« Bonjour », dit Drew.
Cette fois, il ne tendit pas la main au garçon.
« Bonjour.
— Tu n’as pas apporté les carnets.
— J’ai besoin que vous me donniez un chiffre d’abord. Vous avez dit que vous passeriez quelques coups de téléphone. »
Il n’en avait passé aucun. C’était encore beaucoup trop tôt.
« Si tu te souviens bien, je t’ai donné un chiffre. J’ai dit que ta part s’élèverait à trente mille dollars. »
Le garçon secoua la tête.
« C’est pas assez. Et soixante pour cent, c’est pas assez non plus. Ça devra être soixante-dix. Je ne suis pas stupide. Je sais ce que j’ai.
— Moi aussi, je sais des choses. Tu t’appelles Peter Saubers. Tu vas pas à la fac, tu vas à Northfield High. Et tu travailles à mi-temps à la bibliothèque de Garner Street. »
Les yeux du garçon s’agrandirent. Sa bouche s’ouvrit. Il tangua même légèrement et, l’espace d’un instant, Drew crut qu’il allait s’évanouir.
« Comment…
— Le livre que tu avais avec toi. Dépêches de l’Olympe . J’ai reconnu l’autocollant violet des ouvrages de référence. Après ça, c’était facile. Je sais même où tu habites : dans Sycamore Street. »
Ce qui collait parfaitement, divinement même. Morris Bellamy avait vécu dans Sycamore Street, dans la même maison. Drew n’y avait jamais mis les pieds — parce que Morris ne voulait pas qu’il rencontre son vampire de mère, soupçonnait-il — mais les archives de la ville le confirmaient. Les carnets étaient-ils planqués derrière un mur de la cave, ou bien enterrés sous le sol du garage ? Drew pariait que c’était l’un ou l’autre.
Il se pencha aussi loin que sa panse le lui permettait et accrocha le regard consterné du garçon.
« Voilà autre chose que je sais. Ton père a été grièvement blessé dans le Massacre du City Center en 2009. Il était là-bas parce qu’il s’est retrouvé sans emploi suite à la crise de 2008. J’ai lu un article dans le journal du dimanche, il y a deux ans, sur la façon dont s’en sortaient certains rescapés. Très intéressant comme lecture. Ta famille a déménagé dans le North Side suite au drame, ce qui a dû être une dégringolade considérable, mais vous les Saubers, vous êtes retombés sur vos pieds. Vous avez dû vous serrer la ceinture avec seulement ta maman qui travaillait, mais beaucoup d’autres s’en sont sortis plus mal. Une belle histoire de réussite à l’américaine. Tu tombes ? Relève-toi, époussette-toi et retourne au combat ! Sauf que l’article n’expliquait pas vraiment comment ta famille a réussi ce tour de force. N’est-ce pas ? »
Le garçon s’humecta les lèvres, essaya de parler, se racla la gorge, réessaya.
« Je m’en vais. J’aurais jamais dû venir ici. »
Il tourna les talons et commença à s’éloigner.
« Peter, si tu passes cette porte, je peux te garantir que tu seras en prison dès ce soir. Qu’est-ce que ce serait dommage alors, toi qui as toute la vie devant toi. »
Saubers se retourna, les yeux écarquillés, la bouche ouverte et tremblotante.
« J’ai aussi fait des recherches sur l’assassinat de Rothstein. La police pense que les cambrioleurs qui l’ont tué ont pris les carnets seulement parce qu’ils étaient dans le coffre avec l’argent. Selon la théorie, ils ont cambriolé la maison pour la raison habituelle, l’argent. Beaucoup de gens du coin savaient que le vieux bonhomme gardait du liquide chez lui, peut-être même en grande quantité. Ces rumeurs ont couru dans Talbot Corners pendant des années. Et un beau jour, les mauvaises personnes ont décidé d’aller voir par eux-mêmes si les rumeurs étaient fondées. Et elles l’étaient, n’est-ce pas ? »
Saubers revint vers le bureau. Lentement. Pas à pas.
« Tu as trouvé les carnets volés, mais tu as aussi trouvé l’argent volé, voilà ce que je crois. Suffisamment pour que ta famille reste solvable le temps que ton père se remette sur pied. Littéralement, parce que l’article disait qu’il a été salement amoché. Est-ce que tes parents sont au courant, Peter ? Est-ce qu’ils sont de mèche ? Est-ce que c’est papa et maman qui t’envoient vendre les carnets maintenant que l’argent est dilapidé ? »
Tout ça n’était que pure spéculation — si Morris avait évoqué de l’argent ce jour-là à la terrasse du Happy Cup, Drew ne s’en souvenait pas —, mais il observait que chacune de ses suggestions produisait un impact sur le garçon, tels de violents coups de poing portés au visage et à l’abdomen. Drew en éprouvait la jubilation de tout détective constatant qu’il a suivi une bonne piste.
« Je ne sais pas de quoi vous parlez. »
Le gosse avait plus une voix de répondeur téléphonique que d’être humain.
« Quant aux six carnets seulement , ça ne tient pas vraiment la route. Rothstein s’est éclipsé en 1960, après la parution de sa dernière nouvelle dans le New Yorker . Et il a été assassiné en 1978. J’ai du mal à croire qu’il n’ait rempli que six carnets de quatre-vingts pages en dix-huit ans. Je suis prêt à parier qu’il y en a plus. Beaucoup plus.
— Vous ne pouvez rien prouver. »
Toujours ce même ton de robot monocorde. Saubers chancelait, encore deux ou trois uppercuts et il serait à terre. C’était assez jouissif.
« Que trouverait la police si elle venait chez toi avec un mandat de perquisition, mon jeune ami ? »
Au lieu de s’écrouler, Saubers se ressaisit. Ç’eût été admirable si sa remarque suivante n’avait pas été aussi irritante :
« Et vous alors, monsieur Halliday ? Vous avez déjà eu des ennuis une fois pour avoir revendu ce que vous aviez pas le droit de revendre. »
OK, c’était un coup… mais seulement un crochet oblique. Drew hocha gaiement la tête.
« Et c’est pour ça que tu es venu me voir, n’est-ce pas ? Tu as appris pour l’affaire Agee et tu t’es dit que je pourrais peut-être t’aider dans tes petites affaires illégales. Seulement j’avais les mains propres à l’époque, et j’ai les mains propres aujourd’hui. » Il les déploya devant lui à l’appui. « Je leur dirais que j’ai pris le temps de m’assurer que ce que tu étais en train de vendre était bien authentique avant de faire mon devoir de citoyen et d’appeler la police.
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