Efface ce message tout de suite, pense Drew, ses ongles lui mordant les paumes.
« C’est au Centre de Vacances de River Bend, dans le comté de Victor. On part en bus demain matin à huit heures — c’est une journée pédagogique, donc y a pas cours — et on revient dimanche soir. On est vingt. Je comptais esquiver mais mes parents s’inquiètent déjà pour moi. Ma sœur aussi. Si j’y vais pas, ils se douteront que quelque chose ne va pas. Je crois que ma mère pense que j’ai mis une fille enceinte. »
Le garçon lâche un rire laconique et semi-hystérique. Drew trouve qu’y a rien de plus terrifiant que les ados de dix-sept ans. On a absolument aucune idée de ce qu’ils peuvent faire.
« Je viendrai lundi après-midi à la place, conclut Saubers. Si vous pouvez attendre jusque-là, peut-être qu’on pourra s’arranger. Trouver un compromis. Et si vous pensez que je vous baratine, appelez River Bend et vérifiez la réservation. Conseil des Élèves du Lycée de Northfield. Alors à lundi, peut-être. Sinon, ben, tant pis. Au re… »
C’est là que le temps d’enregistrement — extra-long, pour les clients appelant en dehors des heures d’ouverture, généralement depuis la côte Ouest — se termine. Biiiip.
Drew s’assoit dans son fauteuil de bureau (ignorant, comme toujours, son couinement de désespoir) et fixe son répondeur pendant presque une minute entière. Il ne ressent aucun besoin de téléphoner à River Bend… qui se trouve, de manière assez comique, à seulement neuf ou dix kilomètres au nord de l’établissement pénitentiaire où le premier voleur des carnets purge une peine de prison à vie. Drew est sûr que Saubers dit vrai pour la sortie scolaire parce que c’est un alibi facile à vérifier. Quant à ses raisons pour ne pas y avoir renoncé, il est nettement moins sûr. Peut-être que Saubers a décidé de le mettre au pied du mur avec ses menaces d’appeler la police. Sauf que c’était pas du bluff. Il n’a aucune intention de laisser Saubers avoir ce que lui-même ne peut pas avoir. D’une façon ou d’une autre, le petit salaud va faire une croix sur ces carnets.
J’attendrai jusqu’à lundi après-midi, se dit Drew. Je peux me permettre d’attendre jusque-là, mais ensuite, on va régler ça, de gré ou de force. J’ai déjà lâché trop de lest.
À bien y réfléchir, le jeune Saubers et son vieil ami Morris Bellamy, bien que situés aux deux extrémités de l’éventail des âges, se ressemblent beaucoup en ce qui concerne les carnets de Rothstein. Tout deux convoitent leur contenu. C’est pour ça que le garçon voulait lui en vendre seulement six, et probablement les six qu’il juge les moins intéressants. Drew, en revanche, a peu d’intérêt pour John Rothstein. Il a lu Le Coureur , mais uniquement parce que Morris en était dingue. Et il n’a jamais pris la peine de lire les deux autres, ni le recueil de nouvelles.
C’est ton talon d’Achille, fiston, pense Drew. Cette convoitise de collectionneur. Alors que moi, je m’intéresse qu’à l’argent, et l’argent, ça simplifie tout. Alors, vas-y. Va faire mumuse à la politique avec tes petits copains de classe. Parce qu’à ton retour, on se la jouera à la dure.
Drew se penche par-dessus son énorme panse et efface le message.
Sur le chemin du retour, Hodges se renifle les aisselles et décide de faire un détour par chez lui le temps d’engloutir un steak végétarien et de prendre une petite douche. Et de se changer. Harper Road est pas trop loin de sa route et il sera plus à l’aise en jean. Pouvoir porter des jeans est l’un des avantages principaux qu’il y a à être travailleur indépendant, du moins en ce qui le concerne.
Il sort de chez lui quand Pete Huntley appelle pour informer son ancien coéquipier que Oliver Madden est en garde à vue. Hodges le félicite de cette belle prise et a à peine le temps de s’installer au volant de sa Prius que son téléphone sonne à nouveau. Cette fois, c’est Holly.
« Mais t’es où , Bill ? »
Hodges consulte sa montre et constate qu’elle affiche déjà trois heures et quart. Comme le temps passe vite quand on s’amuse, pense-t-il.
« Chez moi. Je pars juste, là.
— Mais qu’est-ce que tu fais chez toi ?
— Je me suis arrêté prendre une douche. Je voulais pas offenser ton nez délicat. Et j’ai pas oublié Barbara. Je l’appelle dès que…
— Pas la peine. Elle est là. Avec une petite copine à elle qui s’appelle Tina. Elles sont venues en taxi.
— En taxi ? »
D’habitude, les gosses pensent même pas à prendre des taxis. Peut-être que ce qui tracasse Barbara est un chouïa plus grave que ce qu’il pensait.
« Oui. Je les ai fait entrer dans ton bureau. » Holly baisse la voix : « Barbara est juste inquiète, mais l’autre a l’air de crever de peur. Je pense qu’elle s’est mise dans des embrouilles. Tu devrais arriver le plus vite possible, Bill.
— Cinq sur cinq.
— S’il te plaît, dépêche. Tu sais que je suis pas douée avec les émotions fortes. J’y travaille avec mon thérapeute, mais pour le moment, c’est pas du tout ça.
— J’arrive. Suis là dans vingt minutes.
— Je devrais aller leur acheter du Coca, tu crois ?
— J’en sais rien. » Le feu en haut de la côte passe au jaune, Hodges accélère et passe. « Écoute ton bon sens.
— Mais j’en ai si peu », se lamente Holly.
Et avant qu’il puisse répondre, elle lui redit de se dépêcher et raccroche.
Pendant que Hodges expliquait les choses de la vie à un Oliver Madden abasourdi et que Drew Halliday attaquait ses œufs Benedict, Pete Saubers était à l’infirmerie du lycée de Northfield, prétextant une migraine et demandant à être dispensé de cours pour l’après-midi. L’infirmière lui a rédigé le billet de sortie sans hésitation parce que Pete fait partie des bons élèves : tableau d’honneur, beaucoup d’activités scolaires (quoique pas de sport), quasiment jamais absent. Et puis, il avait vraiment l’air de souffrir d’une migraine. Il avait le visage bien trop pâle et des cernes noirs sous les yeux. Elle lui a demandé s’il avait besoin qu’on le raccompagne chez lui.
« Non, a répondu Pete. Je vais prendre le bus. »
Elle lui a proposé de l’Advil — c’est tout ce qu’elle a le droit de donner aux élèves pour le mal de tête — mais il a décliné, prétextant qu’il avait des cachets spéciaux pour migraines. Il avait oublié de les apporter aujourd’hui mais il en prendrait un dès qu’il arriverait chez lui. Cette excuse lui posait aucun problème parce qu’il avait vraiment une migraine. Pas du genre physique, c’est tout. Sa migraine s’appelait Andrew Halliday et même un des comprimés de Zomig de sa mère (c’est elle la migraineuse de la famille) la ferait pas passer.
Pete savait qu’il devait s’en occuper lui-même.
Il n’a aucune intention de prendre le bus. Le prochain ne passera pas avant une demi-heure, et il peut être à Sycamore Street en un quart d’heure en courant, et il va courir, parce que cette après-midi de jeudi est tout ce dont il dispose. Ses parents sont au travail et ne rentreront pas à la maison avant quatre heures, au moins. Quant à Tina, elle ne rentre pas du tout. Elle prétend qu’elle a été invitée à passer deux nuits chez son ancienne amie Barbara, de Teaberry Lane, mais Pete pense plutôt qu’elle s’est invitée. Dans ce cas-là, ça voudrait dire que sa sœur n’a pas renoncé à ses espoirs d’entrer à Chapel Ridge. Pete pense encore pouvoir l’aider, mais seulement si tout se déroule parfaitement cette après-midi. C’est un très gros si , mais il doit faire quelque chose . Sinon, il va devenir cinglé.
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