« Laisse-moi les photocopies. Reviens dans une semaine et je te dirai où on en est. Et un bon conseil, reste loin de Jarrett. Celui-là te fera les poches.
— Je veux du liquide. »
Drew pensa : Qui n’en voudrait pas ?
« Ne mets pas la charrue avant les bœufs, fiston. »
Le garçon se décida enfin et posa l’enveloppe kraft sur le bureau en pagaille.
« OK, je reviendrai. »
Drew pensa : Je n’en doute pas. Et je suis sûr que je serai en bien meilleure position pour négocier à ce moment-là.
Il tendit la main. Le garçon la serra à nouveau, aussi rapidement que possible tout en tâchant de rester poli. Comme s’il avait peur de laisser ses empreintes. Ce qu’il avait déjà fait, en un sens.
Drew resta où il était jusqu’à ce que « James Hawkins » sorte du magasin, puis il s’écrasa dans son fauteuil de bureau (qui lâcha un grognement résigné) et réveilla son Mac en veille. Il y avait deux caméras de surveillance installées au-dessus de la porte d’entrée, une pointant dans chaque direction de Lacemaker Lane. Il observa le garçon tourner au coin de Crossway Avenue et disparaître de l’écran.
La pastille violette sur le dos de Dépêches de l’Olympe : c’était ça la clé. L’exemplaire provenait d’une bibliothèque, et Drew connaissait toutes celles de la ville. Le violet correspondait aux éditions de référence de la bibliothèque de Garner Street, et les ouvrages de référence n’étaient pas censés circuler. Si le gamin avait essayé de le glisser sous son blouson du City College, les portiques de sécurité à l’entrée auraient sonné, parce que l’autocollant violet était aussi un antivol. Ce qui, ajouté à l’évidente passion du gamin pour la littérature, l’entraîna vers une nouvelle conclusion digne de Sherlock.
Drew se rendit sur le site de la Bibliothèque de Garner Street, où toutes sortes d’options s’offrirent à lui : HORAIRES D’ÉTÉ, PETITS ET ADOS, ÉVÉNEMENTS, COLLECTION DE FILMS CLASSIQUES, et, enfin et surtout : RENCONTREZ NOTRE ÉQUIPE.
Drew Halliday cliqua et n’eut pas besoin de cliquer davantage, du moins pour l’instant. Au-dessus de l’onglet PRÉSENTATION se trouvait une photo du personnel, ils étaient à peu près une vingtaine en tout, rassemblés sur la pelouse de la bibliothèque. La statue de Horace Garner, livre ouvert en main, se dressait derrière eux. Ils étaient tout sourire, y compris son gars, sans moustache et fausses lunettes. Deuxième rang, troisième en partant de la gauche. Selon la présentation, le jeune M. Peter Saubers était lycéen à Northfield High et travaillait actuellement à mi-temps. Il souhaitait étudier les lettres, option Science de la Documentation et des Bibliothèques.
Drew poursuivit ses recherches, aidé par le nom de famille assez peu commun du garçon. Il transpirait légèrement, et pourquoi pas ? Il considérait déjà les six carnets comme une misère, un amuse-gueule. La totalité des carnets — dont certains contenaient un quatrième volume de la saga Jimmy Gold, si son taré de copain avait dit vrai toutes ces années passées — pourrait valoir au moins cinquante millions de dollars, s’ils étaient vendus séparément à différents collectionneurs. Le quatrième roman à lui seul pourrait atteindre les vingt millions. Et avec Morrie Bellamy bien au chaud et en lieu sûr en prison, tout ce qui lui faisait barrage, c’était un ado même pas capable de se faire pousser une moustache digne de ce nom.
William le Serveur revient avec la note et Drew glisse son American Express dans le porte-addition en cuir. Elle ne sera pas refusée, il en est certain. Il est un peu moins sûr pour les deux autres, mais il veille à être relativement en règle avec son Amex car c’est celle qu’il utilise pour ses transactions commerciales.
Les affaires ont pas été très bonnes ces dernières années, or Dieu sait qu’elles auraient dû l’être. Elles auraient dû être excellentes, surtout entre 2008 et 2012, quand l’économie américaine s’est effondrée et paraissait incapable de se relever. Dans des période pareilles, le prix des marchandises de valeur — les vraies choses, pas comme les octets et les multiplets en vente à la Bourse de New York — explose toujours. L’or et les diamants, oui, mais aussi l’art, les antiquités et les livres rares. Cet enfoiré de Michael Jarrett à Kansas City roule en Porsche aujourd’hui. Drew l’a vue sur sa page Facebook.
Ses pensées dévient sur sa seconde entrevue avec Peter Saubers. Si seulement le gamin avait pas découvert l’existence de son troisième emprunt avec hypothèque ; ça avait été un tournant décisif. Peut-être même le tournant décisif.
Les déboires financiers de Drew remontent à ce foutu bouquin de James Agee, Louons maintenant les grands hommes . Un exemplaire splendide, comme neuf, signé par Agee et Walker Evans, le photographe. Comment Drew était-il censé savoir qu’il avait été volé ?
Bon d’accord, probablement qu’il le savait, probablement que tous les drapeaux rouges étaient hissés, qu’ils claquaient furieusement au vent et qu’il aurait dû passer au large, mais le vendeur n’avait aucune idée de la véritable valeur de l’ouvrage et Drew avait légèrement baissé sa garde. Pas assez pour écoper d’une amende ou d’une peine de prison, et merci Seigneur pour ça, mais les conséquences se sont ressenties sur le long terme. Depuis 1999, il traîne derrière lui une espèce d’ effluve à chaque convention, symposium et vente aux enchères. Les vendeurs et acquéreurs de bonne réputation ont tendance à l’éviter, sauf bien sûr — et voilà l’ironie — s’ils ont une chose rien qu’un tantinet louche qu’ils aimeraient bien fourguer en échange d’un rapide profit. Parfois, quand il n’arrive pas à dormir, Drew se dit : C’est eux qui m’entraînent du côté obscur. C’est pas ma faute. Sincèrement, c’est moi la victime là.
Tout ça rend Peter Saubers d’autant plus important.
William réapparaît avec la note et la carte, le visage grave. Drew n’aime pas ça. Peut-être que la carte a été refusée, après tout. Et puis, son serveur préféré sourit et, dans un léger soupir, Drew relâche le souffle qu’il retenait.
« Merci, monsieur Halliday. C’est toujours un plaisir de vous voir.
— Pareillement, William. Pareillement. »
Il appose sa signature ponctuée d’une fioriture sur le reçu et range son Amex — légèrement pliée mais pas cassée — dans son portefeuille.
Dans la rue, marchant vers sa boutique (l’idée qu’il puisse se dandiner ne lui a jamais traversé l’esprit), ses pensées reviennent à la deuxième visite du garçon, qui s’est déroulée relativement bien, mais pas aussi bien que Drew l’avait espéré et imaginé. Lors de leur première rencontre, le garçon était tellement mal à l’aise que Drew avait redouté qu’il ait la tentation de détruire le trésor inestimable de manuscrits sur lequel il était tombé. Mais la lueur dans ses yeux avait infirmé cette hypothèse, surtout quand il avait commenté la deuxième photocopie et ses divagations d’alcoolique à propos des critiques littéraires.
Un texte vivant , avait dit Saubers, voilà ce que je pense.
Ce garçon peut-il tuer un texte vivant ? se demande Drew alors qu’il entre dans sa boutique et retourne la pancarte de la porte sur OUVERT. Je crois pas. Pas plus que lui-même pourrait laisser les autorités saisir tout ce trésor, en dépit des menaces qu’il a pu proférer.
Demain, c’est vendredi. Le garçon a promis de venir directement après les cours pour qu’ils puissent conclure leur affaire. Il doit s’imaginer que ce sera une séance de négociation. Il doit s’imaginer avoir toujours quelques cartes en main. Peut-être qu’il en a… mais celles de Drew sont plus fortes.
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