— J’y manquerai pas.
— Et dis bonjour à Izzy pour moi. »
Isabelle Jaynes est la coéquipière de Pete depuis que Hodges a pris sa retraite. Une rousse explosive et super intelligente. Il vient à l’esprit de Hodges, presque dans un choc, que bientôt elle aussi travaillera avec un nouveau coéquipier ; Pete lui-même va pas tarder à prendre sa retraite.
« J’y manquerai pas non plus. Tu me donnes le signalement de ce type pour les gars de la sécurité ?
— Difficile de le rater. Environ un mètre quatre-vingt-dix-huit. Costard havane, probablement l’air un peu sonné à l’heure qu’il est.
— Tu l’as frappé ?
— Je l’ai calmé . »
Pete rigole. C’est bon à entendre. Hodges raccroche et file en ville, bien parti pour s’enrichir de vingt mille dollars par la grâce d’un vieux Texan bourru du nom de Dwight Cramm. Il appellera Cramm pour lui annoncer la bonne nouvelle une fois qu’il saura ce que veut la Barbster de sœur de Jerome.
Drew Halliday (dans son petit cercle d’amis, il préfère maintenant qu’on l’appelle Drew) mange des œufs Benedict chez Jamais Toujours, à sa petite table de coin habituelle. Il avale lentement, en se contrôlant, alors qu’il pourrait tout gober en quatre gros coups de fourchette, puis soulève son assiette et lèche la délicieuse sauce jaune comme un chien lèche sa gamelle. Il n’a pas de parents proches, sa vie sentimentale est réduite à néant depuis bien quinze ans maintenant et — regardons les choses en face — ses amis sont tout au plus des connaissances. Les seules choses qui comptent pour lui maintenant sont les livres et la bouffe.
Enfin, non.
Ces jours-ci, il y a un troisième truc qui l’obsède.
Les carnets de John Rothstein sont réapparus dans sa vie.
Le serveur, un jeune type en chemise blanche et pantalon noir serré, glisse jusqu’à sa table. Cheveux mi-longs blond foncé, propres et attachés sur la nuque, dégageant ses pommettes élégantes. Drew fait partie d’une petite troupe de théâtre depuis maintenant trente ans (drôle comme le temps file… sauf que non, pas vraiment) et il trouve que William ferait un Roméo absolument parfait, en partant du principe qu’il sache jouer, bien sûr. Et les bons serveurs savent toujours jouer la comédie. Un peu.
« Y aura-t-il autre chose, monsieur Halliday ? »
Oui ! se dit-il. Encore deux fois ça, plus deux crèmes brûlées et un fraisier !
« Un autre café, ce sera tout. »
William sourit, dévoilant des dents qui n’ont eu à subir rien d’autre qu’une bonne hygiène dentaire.
« Je vous apporte ça en deux temps, trois mouvements ! »
Drew repousse son assiette vide à regret, laissant derrière lui les dernières traces de jaune d’œuf et de sauce hollandaise. Il sort son agenda. Un Moleskine — bien évidemment — en format poche. Il fait défiler l’équivalent de quatre mois de notes — adresses, pense-bêtes, prix de livres commandés ou à commander pour divers clients. Vers la fin de l’agenda, sur une page entière, il a écrit deux noms. Le premier est James Hawkins. Il se demande si c’est une coïncidence ou si le môme l’a choisi exprès. Est-ce que les jeunes lisent encore Robert Louis Stevenson de nos jours ? Drew a tendance à penser que celui-ci, oui ; après tout, il prétend être étudiant en lettres, et Jim Hawkins est le héros-narrateur de L’Île au trésor .
Le deuxième nom, en dessous de Jim Hawkins, est Peter Saubers.
Saubers — alias Hawkins — est venu au magasin pour la première fois il y a deux semaines, en se cachant derrière une ridicule moustache d’adolescent qui n’avait pas encore eu le temps de pousser beaucoup. Il portait des lunettes à monture de corne noire, comme celles que Drew (alors Andy) arborait à l’époque où Jimmy Carter était président. En règle générale, les adolescents franchissaient peu la porte de son magasin, ce qui allait parfaitement à Drew ; il avait peut-être toujours un faible pour certains jeunes hommes — William le Serveur en était un exemple — mais les ados avaient tendance à ne pas être soigneux avec les livres de valeur, ils les manipulaient sans ménagement, les remettaient à l’envers sur les étagères, les faisaient même tomber. Et puis, ils avaient la fâcheuse manie de voler.
On aurait dit que celui-ci allait tourner les talons et s’échapper en courant si Drew lâchait à peine un bouh . Il portait un blouson du City College, bien que la journée fût trop douce pour ça. Drew, qui avait lu sa part de Sherlock Holmes, fit le rapprochement entre la moustache et les lunettes d’étudiant et en déduisit que ce jeune homme voulait se faire passer pour plus vieux qu’il n’était, comme s’il essayait d’entrer dans une boîte de nuit du centre et pas dans une librairie spécialisée dans les livres rares.
Tu veux me faire croire que t’as au moins vingt et un ans, pensa Drew, mais je veux bien être pendu si t’as dix-sept ans et un jour. Et t’es pas là pour regarder non plus, n’est-ce pas ? Je crois bien que tu es un jeune homme en mission.
Le garçon trimballait un gros livre et une enveloppe kraft sous le bras. La première idée de Drew fut que le gamin voulait faire estimer un vieux machin moisi qu’il avait trouvé dans son grenier, mais alors que M. Moustache se rapprochait avec hésitation, Drew aperçut une pastille violette qu’il reconnut tout de suite, collée sur le dos du bouquin.
Drew réprima donc son premier réflexe, qui avait été de lancer un : Bonjour, fiston. Laissons croire au gamin que son déguisement d’étudiant est crédible. Où est le mal ?
« Bonjour, monsieur. Puis-je faire quelque chose pour vous ? »
Pendant un instant, le jeune M. Moustache ne dit rien. Le brun foncé de ses poils de barbe naissants jurait avec la pâleur de ses joues. Drew voyait bien qu’il hésitait entre rester ou marmonner un : Non, ça ira , et foutre le camp. Un seul mot suffirait sûrement à le faire déguerpir mais Drew souffrait de la maladie chronique de la curiosité assez répandue chez les antiquaires. Il gratifia donc le garçon de son plus charmant sourire je-ne-ferais-pas-de-mal-à-une-mouche, croisa les mains et attendit.
« Euh…, dit enfin le garçon. Oui, peut-être. » Drew leva les sourcils. « Vous vendez des livres rares et vous en achetez aussi, non ? C’est ce que dit votre site internet.
— C’est exact. Si je peux vendre à profit, bien évidemment. C’est tout le principe des affaires. »
Le garçon rassembla son courage — Drew put quasiment le voir faire — et marcha jusqu’à la caisse où le halo lumineux d’une lampe d’architecte à l’ancienne éclairait un désordre de paperasse semi-organisé. Drew tendit la main.
« Andrew Halliday. »
Le garçon la serra brièvement, puis retira la sienne, comme s’il craignait qu’on la retînt.
« James Hawkins.
— Enchanté.
— Mmm-mmh. Je crois… que j’ai quelque chose qui pourrait vous intéresser. Quelque chose qu’un collectionneur pourrait payer au prix fort. Si c’était le bon collectionneur.
— Pas le livre que vous avez sous le bras, j’imagine ? »
Drew pouvait lire le titre à présent : Dépêches de l’Olympe . Le sous-titre ne figurait pas sur le dos mais Drew le connaissait bien car il en possédait un exemplaire depuis de nombreuses années : Lettres manuscrites de vingt grands écrivains américains.
« Oh, non, pas celui-là. » James Hawkins lâcha un petit rire nerveux. « Celui-là, c’est juste pour comparer.
— Très bien, je vous écoute. »
Un court instant, « James Hawkins » sembla incertain sur la marche à suivre. Puis il cala l’enveloppe kraft plus fermement sous son bras et fit rapidement défiler les pages de papier glacé de Dépêches de l’Olympe , passant un mot assassin de Faulkner à l’intention d’un fournisseur basé à Oxford, Mississippi, au sujet d’une commande égarée ; une lettre exubérante de Eudora Welty à Ernest Hemingway ; un gribouillage à propos de qui savait quoi de Sherwood Anderson ; et une liste de courses que Robert Penn Warren avait ornée de deux pingouins qui dansaient, dont un fumant une cigarette.
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