Ah, mais il sait pas ce que je sais moi , notamment leur provenance. Sauf si Morrie l’utilise comme pigeon, et comment ce serait possible avec Morrie en train croupir à la prison d’État de Waynesville ?
L’écriture sur la deuxième photocopie provenait clairement de la même main mais elle était moins propre. Alors qu’il n’y avait ni rature ni note marginale sur le fragment de poésie, ce texte en regorgeait.
« Je pense qu’il a dû l’écrire en étant soûl, dit le garçon. Il buvait beaucoup, vous savez, puis il a arrêté. Comme ça, du jour au lendemain. Lisez-le. Vous comprendrez. »
Le numéro en haut de la page était 77. En dessous, le texte commençait au milieu d’une phrase :
jamais anticipé. Si les bonnes critiques ont toujours la saveur d’un bon dessert sur le court terme, on découvre qu’elles mènent à l’indigestion — insomnies, cauchemars, même des problèmes, cruciaux avec l’âge, de transit intestinal — sur le long terme. Et la stupidité est encore plus remarquable dans les éloges que dans les attaques. Voir Jimmy Gold comme une référence, un HÉROS, même, c’est comme qualifier Billy the Kid (ou Charles Starkweather, son plus proche avatard version XX e siècle) d’icône américaine. Jimmy c’est Jimmy, c’est moi, c’est toi ; il n’est pas calqué sur Huck Finn mais sur Étienne Lantier, le plus grand personnage de fiction du XIX e siècle ! Si je me suis retiré de la vie publique, c’est parce que l’œil du public est contaminé, et que je ne vois aucune raison de lui présenter davantage de mattière. Comme dirait Jimmy, « Cette connerie
Ça se terminait là, mais Drew connaissait la suite, et il était certain que Hawkins la connaissait aussi. C’était la célèbre devise de Jimmy Gold que l’on voyait encore imprimée sur des T-shirts, tant d’années après.
« Il a fait une faute à avatar . »
C’était tout ce que Drew trouvait à dire.
« Et à matière . Des vraies fautes, pas un texte nettoyé par un correcteur. » Les yeux du garçon luisaient. C’était une lueur que Drew avait souvent vue, mais jamais chez quelqu’un d’aussi jeune. « Un texte vivant , voilà ce que je pense. Vivant et qui respire. Vous avez vu la comparaison avec Étienne Lantier ? C’est le personnage principal de Germinal , d’Émile Zola. Et c’est nouveau ! Vous saisissez ? C’est un nouvel éclairage sur un personnage que tout le monde connaît, et qui provient de l’auteur lui-même ! Je parie qu’il y a des collectionneurs qui paieraient une fortune pour avoir l’original, et tout le reste que j’ai.
— Vous dites avoir six carnets en votre possession ?
— Mmm-mmh. »
Six. Pas une centaine ou plus. Si le gamin n’avait que six carnets, alors il n’agissait sûrement pas pour le compte de Bellamy, sauf si pour une raison ou une autre, Morris avait partagé son butin. Drew n’imaginait pas son vieux pote faire ça.
« Des Moleskine moyen format, quatre-vingts pages chacun. Ça fait quatre cent quatre-vingts pages en tout. Avec beaucoup de blancs — c’est toujours le cas avec les poèmes — mais il n’y a pas que des poèmes. Il y a des nouvelles aussi. Dont une sur Jimmy Gold enfant. »
Mais question : lui, Drew, croyait-il vraiment qu’il n’y en avait que six ? Et si le garçon gardait le meilleur pour lui-même ? Dans ce cas, le gardait-il pour le vendre plus tard ou parce qu’il ne voulait pas le vendre du tout ? La lueur qu’il voyait dans ses yeux le faisait pencher pour la deuxième solution, même si, pour le gamin, ce n’était peut-être pas encore un choix conscient.
« Monsieur ? Monsieur Halliday ?
— Pardon, excusez-moi. J’essayais juste de me faire à l’idée que c’est peut-être vraiment du Rothstein inédit que j’ai sous les yeux.
— C’en est », répliqua le garçon. Il n’y avait toujours aucun doute dans sa voix. « Alors, combien ?
— Combien moi je paierais ? » Maintenant qu’ils en venaient au marchandage, Drew se dit qu’il pouvait se permettre un fiston . « Fiston, je suis pas franchement Crésus. Tout comme je ne suis pas entièrement convaincu que ce ne sont pas des contrefaçons. Un canular… Il faudrait que je puisse voir les originaux. »
Drew vit Hawkins se mordre les lèvres derrière sa moustache naissante.
« Je ne parlais pas de vous , je parlais de collectionneurs privés. Vous devez bien en connaître qui seraient prêts à dépenser beaucoup d’argent pour des objets spéciaux comme ça.
— J’en connais quelques-uns, oui. » Il en connaissait une bonne dizaine. « Mais je ne m’aventurerais pas à leur écrire sur la base de deux pages photocopiées. Quant à les faire authentifier par un expert en écriture… ça pourrait être risqué. Rothstein a été assassiné, vous savez, ça fait de ces documents des biens volés.
— Sauf s’il les a donnés à quelqu’un avant de se faire tuer », répliqua du tac au tac le garçon, et Drew dut se rappeler encore une fois que le gosse s’était préparé à cette entrevue.
Mais moi je connais le métier, pensa-t-il. Je connais le métier et j’ai de la bouteille.
« Fiston, y a aucun moyen de prouver que c’est ce qui s’est passé.
— Et y a aucun moyen de prouver le contraire. »
Impasse, donc.
Le garçon récupéra brusquement les deux photocopies et les fourra dans l’enveloppe kraft.
« Hep là, s’écria Drew, inquiet. Attends une minute.
— Non, c’était une erreur, j’aurais pas dû venir. Y a une librairie à Kansas City, Jarrett’s Fine Firsts and Rare Editions. C’est une des plus grosses du pays. J’essaierai là-bas.
— Si tu peux attendre une semaine, je peux passer quelques coups de fil. Mais il faut que tu me laisses les photocopies. »
Le garçon hésita, incertain. Puis il finit par dire :
« Combien vous pouvez en tirer, vous pensez ?
— Pour presque cinq cents pages d’écrits jamais publiés — bon sang, même jamais vus — de Rothstein ? L’acheteur voudrait au moins une analyse graphologique informatique, il existe de bons programmes qui font ça, et en supposant que l’analyse apporte la confirmation que ce sont des originaux, disons… » Il calcula le montant le plus bas à lui balancer tout en restant crédible. « Peut-être cinquante mille dollars. »
James Hawkins goba, ou sembla gober.
« Et quelle serait votre commission ? »
Drew rit poliment.
« Fiston… James… aucun revendeur ne prendrait une commission sur une transaction pareille. Pas quand l’auteur — légalement le propriétaire donc — a été assassiné et que l’ouvrage en question pourrait avoir été volé. Je prendrai cinquante pour cent.
— Non. » C’était sorti tout seul de la bouche du garçon. Il était peut-être pas encore capable de se faire pousser la moustache de motard de ses rêves, mais il était couillu en plus d’être futé. « Trente pour cent. Soixante-dix pour moi. »
Drew pouvait accepter ça, se faire deux cent cinquante mille dollars pour les six carnets et donner soixante-dix pour cent de cinquante mille au gosse, mais est-ce que « James Hawkins » s’attendrait pas à ce qu’il marchande au moins un peu ? Est-ce que ce serait pas louche s’il le faisait pas ?
« Soixante-quarante. C’est ma dernière offre, encore faut-il trouver un acheteur. Ça te ferait trente mille dollars pour des trucs trouvés dans un carton au milieu de vieux exemplaires des Dents de la mer et de Sur la route de Madison. Pas trop mal, je dirais. »
Le garçon dansait d’un pied sur l’autre, sans dire un mot, mais clairement indécis.
Drew renouvela son sourire je-ne-ferais-pas-de-mal-à-une-mouche.
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