Morris avait-il même fait allusion à la malle ce jour-là ?
Peut-être pas, mais quelle autre possibilité y avait-il ? Quoi d’autre aurait convenu ? Même un grand coffre-fort aurait été trop petit. Des sacs de papier ou de toile auraient pourri. Morris se demande combien de trous Andy a dû creuser avant de taper dans le mille. Une dizaine ? Une cinquantaine ? Cinquante, c’est beaucoup, mais dans les années soixante-dix, Andy était plutôt mince, pas le gros tas de lard qu’il est maintenant. Et la motivation y était. Ou peut-être qu’il avait même pas eu à creuser de trous. Peut-être qu’une crue de printemps ou autre avait suffisamment érodé la berge pour mettre à nu la malle dans son berceau de racines. Est-ce que ça, c’était pas possible ?
Morris se lève et reprend sa marche, repensant maintenant à McFarland et jetant de brefs regards autour de lui pour s’assurer qu’il n’est pas là. Ça compte à nouveau, parce que maintenant il a retrouvé une raison de vivre. Un but. Il est possible que son vieux pote ait vendu les carnets, le commerce est son boulot, aussi sûr que c’était celui de Jimmy Gold dans Le Coureur ralentit , mais il est tout aussi possible qu’il en ait gardé quelques-uns sous le coude. Y a qu’une seule façon de le savoir, et qu’une seule façon de savoir si le vieux loup a encore quelques dents. Il doit aller faire une petite visite à son ami .
Son vieux pote.
TROISIÈME PARTIE
PETER ET LE LOUP
C’est samedi après-midi et Hodges est au cinéma avec Holly. Ils engagent une âpre négociation dans le hall de l’AMC City Center 7 tout en consultant le programme. La suggestion de Hodges, American Nightmare 2 : Anarchy , est refusée, car trop effrayant. Holly aime bien les films effrayants, dit-elle, mais seulement sur son ordinateur, quand elle peut mettre le film en pause de temps en temps et marcher un peu pour relâcher la tension. Sa propre suggestion, Nos étoiles contraires , est rejetée par Hodges qui dit que ce sera trop sentimental. Ce qu’il veut dire vraiment c’est : trop émouvant. L’histoire d’une jeune fille mourant jeune lui rappellera trop Janey Patterson qui a perdu la vie dans une explosion destinée à le tuer, lui. Ils se décident pour 22 Jump Street , une comédie avec Jonah Hill et Channing Tatum. C’est plutôt bien. Ils rient beaucoup en partageant un grand seau de pop-corn mais l’esprit de Hodges ne cesse de revenir à l’histoire de Tina et de l’argent qui a aidé ses parents à traverser les années difficiles. Où diable Peter Saubers a-t-il pu dénicher vingt mille dollars ?
Tandis que le générique défile, Holly pose sa main sur celle de Hodges et il est quelque peu alarmé en voyant des larmes dans ses yeux. Il lui demande ce qui ne va pas.
« Rien. C’est juste que c’est agréable d’avoir quelqu’un avec qui aller au cinéma. Je suis contente que tu sois mon ami, Bill. »
Hodges est plus que touché.
« Et je suis content que tu sois la mienne. Que vas-tu faire du reste de ton samedi ?
— Ce soir, je me commande du chinois et je me fais toute la saison de Orange is the New Black , répond Holly. Mais cette après-midi, je retourne sur Internet chercher d’autres cambriolages. J’en ai déjà une bonne liste.
— Des pistes vraisemblables, selon toi ? »
Elle secoue la tête.
« Je continue à chercher, mais je crois que c’est autre chose, même si je vois pas trop bien quoi. Tu penses que le frère de Tina va te le dire ? »
Hodges ne répond pas tout de suite. Ils remontent l’allée de la salle de cinéma. Bientôt, ils seront sortis de cette oasis de chimères, et de retour dans le monde réel.
« Bill ? Bill, ici la Terre ?
— Oui, j’espère vraiment, répond-il enfin. Pour son bien. Parce que de l’argent qui tombe du ciel, ça promet quasiment toujours des ennuis. »
Tina et Barbara passent leur dimanche après-midi dans la cuisine des Robinson, à faire des boules de pop-corn avec la mère de Barbara, et elles s’amusent comme des petites folles à s’en mettre partout. Pour la première fois depuis qu’elle est venue trouver sa copine, Tina semble oublier ses soucis. Tanya Robinson est contente. Elle ne sait pas ce qui tracasse Tina, mais une foule de petites choses — comment la gamine sursaute chaque fois qu’un courant d’air fait claquer une porte à l’étage, ou la rougeur de ses yeux qui révèle qu’elle a pleuré — lui signalent que quelque chose ne va pas. Elle ignore si ce quelque chose est petit ou gros, mais l’évidence est là : un peu de franche gaieté est tout à fait ce qu’il faut à Tina Saubers en ce moment.
Elles ont fini — et se menacent mutuellement de leurs mains collantes de sirop — quand une voix amusée déclare :
« Toute cette gent féminine à hue et à dia dans la cuisine ! Ma parole ! »
Barbara tourbillonne sur elle-même, voit son frère appuyé contre le chambranle de la porte et glapit :
« Jerome ! »
Elle court vers lui et bondit. Il la rattrape et la fait virevolter deux fois avant de la reposer à terre.
« Je croyais que t’allais à un bal ! »
Jerome sourit.
« Hélas, mon smoking est retourné chez le loueur sans avoir été porté. Après un franc et complet échange de points de vue, Priscilla et moi avons décidé de casser. C’est une longue histoire, et pas très intéressante. Le truc important, c’est que j’ai décidé de rentrer à la maison goûter un peu le graillon de maman.
— Ne dis pas graillon, c’est vulgaire », s’insurge Tanya.
Mais elle aussi paraît totalement enchantée de voir Jerome. Il se tourne vers Tina et s’incline légèrement.
« Ravi de vous rencontrer, mademoiselle. Tous les amis de Barbara…, vous connaissez la suite.
— Je m’appelle Tina. »
Elle parvient à dire ça sur un ton à peu près normal mais ça représente un véritable effort. Jerome est grand, Jerome est large d’épaules, Jerome est extrêmement beau, et Tina Saubers tombe immédiatement amoureuse de lui. Sous peu, elle calculera l’âge qu’il lui faudra atteindre avant qu’il la considère autrement que comme une petite demoiselle en tablier de cuisine trop grand pour elle, les mains toutes collantes d’avoir confectionné des boules de pop-corn. Pour le moment, elle est trop époustouflée par sa beauté pour faire le calcul. Et plus tard ce soir-là, Barbara n’aura pas à insister beaucoup pour que Tina raconte tout à son frère. Même s’il ne lui sera pas toujours facile de s’y retrouver dans son histoire avec les yeux sombres de Jerome fixés sur elle.
Le dimanche après-midi de Pete est loin d’être aussi agréable. En fait, il est totalement merdique.
À deux heures, les délégués de classe de trois lycées se trouvent rassemblés dans la plus vaste salle de conférences du Centre de Vacances de River Bend pour que l’un des sénateurs de l’État leur délivre un speech long et barbant intitulé « Délégué de classe au lycée : un tremplin vers la politique et la fonction publique ». Ce mec, costume trois pièces et chevelure blanche coiffée en arrière (« une chevelure de méchant de série télé », pour Pete), a l’air parti pour tenir jusqu’à l’heure du dîner. Peut-être plus. Sa thèse semble être un truc comme quoi ils sont la NOUVELLE GÉNÉRATION et que leur fonction de délégués de classe les préparera à affronter la pollution, le réchauffement climatique, la raréfaction des ressources et, peut-être, le premier contact avec les extraterrestres de Proxima du Centaure. Chaque minute de cet interminable dimanche après-midi meurt dans une lente et misérable agonie tandis que ce mec poursuit sa litanie monocorde.
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