« Quelle heure, lundi ?
— Il… il l’a pas dit. Après l’école, je dirais. Il va au lycée de Northfield. Morrie, je saigne.
— Oui, dit Morris d’un ton absent. Oui, sûrement. »
Il réfléchit furieusement. Le garçon prétend avoir tous les carnets. Il est possible qu’il mente, mais sans doute pas. Le nombre qu’il a annoncé à Andy paraît juste. Et il les a lus . Voici qui enflamme une étincelle de jalousie empoisonnée dans la tête de Morris Bellamy et déclenche un incendie qui se propage bientôt à son cœur. Le petit Saubers a lu ce qui était destiné à Morris et à Morris seul. C’est une grave injustice, qui doit être punie.
Il se penche sur Andy et demande :
« T’es gay ? T’es gay, hein, que tu l’es ? »
Les cils de Andy papillonnent.
« Si je suis… mais quel rapport ça a ? Morrie, j’ai besoin d’une ambulance !
— Tu vis avec quelqu’un ? »
Son vieux pote est blessé, mais pas idiot. Il voit bien ce qu’implique une telle question.
« Oui ! »
Non, pense Morris, et il balance la hachette : tchomp .
Andy pousse un hurlement et commence à se tortiller sur le tapis sanglant. Morris balance un autre coup et Andy hurle encore. Heureusement que la pièce est tapissée de livres, pense Morris. Les livres font une bonne isolation.
« Tiens-toi tranquille, bougre de toi », dit-il, mais Andy se tient pas tranquille.
Ça prend quatre coups en tout. Le dernier s’abat sur l’arête du nez de Andy, lui éclatant les deux yeux comme des raisins, et enfin le tortillement cesse. Morris retire la hachette dans un grincement étouffé d’os contre acier et la laisse tomber sur le tapis à côté de l’une des mains tendues de Andy.
« Voilà, dit-il. Terminé. »
Le tapis est trempé de sang. Le devant du bureau est constellé d’éclaboussures. L’un des murs aussi, ainsi que Morris lui-même. Le bureau de l’arrière-boutique est une scène d’abattoir. Mais ça ne perturbe pas Morris outre mesure : il est plutôt calme. Ça doit être le choc, pense-t-il, et après ? Il a besoin d’être calme. Les gens perturbés oublient des choses.
Il y a deux portes au fond de la pièce, derrière le bureau. L’une donne sur le cabinet de toilette privé de son vieux pote, l’autre sur un placard. Il y a plein de vêtements dans le placard, y compris deux costumes d’aspect coûteux. Mais ils ne sont d’aucune utilité à Morris. Il flotterait dedans.
Il regrette que le cabinet de toilette ait pas de douche, mais avec des si…, comme on dit. Il se contentera du lavabo. Tandis qu’il retire sa chemise sanglante et se lave, il tente de passer en revue tout ce qu’il a touché depuis qu’il est entré dans la boutique. Il pense pas qu’il y ait grand-chose. Mais faudra pas qu’il oublie d’essuyer la pancarte accrochée à l’entrée. Et aussi les boutons de porte du placard et de ce cabinet de toilette.
Il se sèche et retourne dans le bureau, abandonnant la serviette et sa chemise souillée de sang près du corps. Son jean aussi est éclaboussé, et ce problème est rapidement résolu par ce qu’il trouve sur une étagère du placard : une pile de T-shirts soigneusement pliés et séparés par des feuilles de papier de soie. Il en trouve un XL qui cachera son jean jusqu’à mi-cuisse, c’est-à-dire le plus gros des taches, et le déplie. Imprimé sur le devant, il y a écrit : ANDREW HALLIDAY RARE EDITIONS, plus le numéro de téléphone de la boutique, l’adresse internet et un livre ouvert en guise d’illustration. Morris pense : Il doit en faire cadeau à ses gros acheteurs. Qui les prennent, disent merci, les portent jamais et les oublient.
Il commence à enfiler le T-shirt, puis se dit qu’il a vraiment pas envie de se balader en affichant sur sa poitrine le lieu de son dernier meurtre, et le retourne sur l’envers. Les lettres se voient un peu par transparence, mais pas assez pour qu’on puisse les lire, et le livre ouvert pourrait être n’importe quel objet rectangulaire.
Ses Dockers restent un problème, néanmoins. Les semelles sont souillées de sang et le dessus en est éclaboussé. Morris examine les pieds de son vieux pote, hoche judicieusement la tête, et retourne voir dans le placard. Le tour de ceinture de Andy fait peut-être le double de celui de Morris, mais leur pointure semble à peu près la même. Il choisit une paire de mocassins et les essaie. Ils le serrent un peu, et il aura peut-être bien une ampoule ou deux, mais les ampoules sont un petit prix à payer pour ce qu’il a appris ici et pour la revanche tardive qu’il a extorquée.
Et puis, c’est des chaussures vachement classe.
Il rajoute les siennes à la pile de trucs gluants sur le tapis, puis examine sa casquette. Pas la moindre éclaboussure. Ça c’est une chance. Il la recoiffe et fait le tour du bureau, essuyant les surfaces qu’il sait avoir touchées, et celles qu’il aurait pu avoir touchées.
Il s’agenouille près du corps une dernière fois et lui fouille les poches, conscient qu’il remet du sang sur ses mains et qu’il va devoir les relaver. C’est la vie .
Ça c’est Vonnegut, pense-t-il, pas Rothstein, et il rit. Les allusions littéraires le réjouissent toujours.
Les clés de Andy sont dans une de ses poches de devant, son portefeuille glissé contre la fesse que Morris n’a pas entamée avec la hachette. Toujours de la veine. Pas grand-chose comme argent liquide, moins de trente dollars, mais y a pas de p’tites économies, comme on dit. Morris mets les billets et les clés en lieu sûr. Puis il retourne se laver les mains et essuie les robinets.
Avant de quitter le sanctum sanctorum de Andy, il contemple la hachette. Le fer est englué de sang et de cheveux. Le manche caoutchouté porte clairement l’empreinte de sa paume. Il devrait sans doute l’emporter dans l’un de ses sacs de jardinage, avec sa chemise et ses chaussures, mais une intuition — trop profonde pour être traduite en mots, mais très puissante — lui dit de la laisser, du moins pour le moment.
Morris la ramasse, essuie le fer et le manche pour en ôter toute empreinte, puis la dépose doucement sur le bureau chic. Comme un avertissement. Ou une carte de visite.
« Qui a dit que je suis pas un loup, monsieur McFarland ? demande-t-il au bureau vide. Qui l’a dit ? »
Puis il sort, se servant de la serviette maculée de sang pour tourner la poignée.
De retour dans la boutique, Morris range la serviette souillée dans l’un des sacs et remonte la fermeture Éclair. Puis il s’assoit à l’ordinateur de Andy pour en explorer le contenu.
C’est un Mac, beaucoup plus chouette que celui de la bibliothèque de la prison mais fondamentalement le même. Puisqu’il est déjà allumé, pas besoin de perdre du temps à essayer x mots de passe. Il y a quantité de dossiers commerciaux sur l’écran, et une application intitulée SÉCURITÉ dans la barre inférieure. Il devra explorer ça, aussi, et très attentivement, mais d’abord il ouvre un fichier intitulé JAMES HAWKINS et, oui, voici les renseignements qu’il cherche : l’adresse de Peter Saubers (qu’il connaît) et aussi le numéro de portable de Peter Saubers, probablement récupéré par l’intermédiaire du message vocal que son vieux pote a mentionné. Son père s’appelle Thomas. Sa mère Linda. Sa sœur Tina. Il y a même une photo du jeune M. Saubers, alias James Hawkins, posant en compagnie d’un petit groupe de bibliothécaires de la bibliothèque de Garner Street que Morris connaît bien. En dessous de ces données — qui pourraient s’avérer utiles, qui sait, qui sait — figure une bibliographie de John Rothstein à laquelle Morris n’adresse qu’un coup d’œil : il connaît l’œuvre de Rothstein par cœur.
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