« Ça fait une baille, comme disait l’aumônier de marine à la Mère Supérieure. »
Hartsfield ne répond pas.
« Je sais, elle est un peu éculée. J’en ai des centaines comme ça, demande à ma fille. Comment va, aujourd’hui ? »
Hartsfield ne répond pas. Ses mains sont posées sur ses genoux, longs doigts blancs mollement entrecroisés.
En avril 2009, Harstfield a volé une Mercedes-Benz appartenant à la cousine de Holly et au volant de laquelle il a délibérément foncé dans une foule de demandeurs d’emploi au City Center. Il a tué huit personnes et en a blessé grièvement douze autres, dont Thomas Saubers, le père de Peter et Tina. Il a ensuite pris la fuite sans être inquiété. L’erreur de Hartsfield, cependant, a été d’écrire à Hodges, alors retraité de la police, pour le narguer.
L’année suivante, Brady a assassiné l’autre cousine de Holly, la sœur de la première, une femme délicieuse dont Hodges était en train de tomber amoureux. C’était Holly elle-même, fort opportunément, qui avait arrêté l’horloge interne de Brady en lui réduisant littéralement la cervelle en bouillie à l’aide du Happy Slapper personnel de Hodges avant que Harstfield n’ait pu déclencher le détonateur d’une bombe qui aurait décimé le public adolescent d’un concert pop.
Le premier coup de Slapper avait fracturé le crâne de Hartsfield mais c’était le second qui, de l’avis des spécialistes, avait causé des dégâts irréparables. Dans un profond coma dont il avait peu de chances de sortir un jour — dixit le D r Babineau —, il avait été admis à la Clinique des Traumatisés du Cerveau. Et puis, par un sombre soir d’orage de novembre 2011, Harstfield avait ouvert les yeux et adressé la parole à l’infirmière occupée à changer la poche de sa perfusion. (Quand il médite sur cet instant, Hodges imagine toujours le D r Frankenstein s’écriant : « Il est vivant ! Il est vivant ! ») Harstfield avait déclaré avoir mal à la tête et réclamé sa mère. Le D r Babineau, appelé sur les lieux, avait demandé à son patient de suivre son doigt des yeux afin de vérifier ses mouvements extra-oculaires, et Hartsfield avait été capable de le faire.
Au cours des trente mois écoulés depuis, Brady Hartsfield a parlé en diverses occasions (quoique jamais à Hodges). La plupart du temps, il réclame sa mère. Quand on lui dit qu’elle est morte, il hoche parfois la tête, comme s’il comprenait… et puis un jour, ou une semaine plus tard, il réitère sa demande. Il est capable de suivre des instructions simples en salle de kinésithérapie et a réappris à marcher, même si ça ressemble davantage à un traînement de pieds assisté par un aide-soignant. Les bons jours, il est capable de manger seul mais reste incapable de s’habiller. Il est classé semi-catatonique. La plupart du temps, il reste assis dans sa chambre à regarder soit le parking par la fenêtre, soit une photo de fleurs sur le mur.
Mais au cours de la dernière année, quelques faits étranges se sont également produits qui ont fait de Brady Harstfield une sorte de légende à la Clinique des Traumatisés du Cerveau. Des rumeurs et des spéculations se sont propagées. Le D r Babineau n’en tient pas compte et refuse même d’en parler… mais certains des aides-soignants et autres infirmières et infirmiers s’épanchent volontiers et un certain inspecteur de police à la retraite s’est montré un auditeur avide au fil des années.
Hodges se penche en avant, mains pendant entre les genoux, et sourit à Hartsfield.
« Tu joues la comédie, Brady ? »
Brady ne répond pas.
« Pourquoi tu te fatigues ? D’une façon ou d’une autre, tu vas passer le restant de ta vie enfermé. »
Brady ne répond pas mais une de ses mains se soulève lentement de ses genoux. Il manque se planter un doigt dans l’œil puis atteint son but et écarte une mèche de cheveux de son front.
« Tu veux pas me demander où est ta mère ? »
Brady ne répond pas.
« Elle est morte. En train de pourrir dans son cercueil. Tu lui as refilé du poison pour les rats. Elle a dû vachement souffrir. Tu l’as vue souffrir ? T’étais là ? Tu l’as regardée ? »
Pas de réponse.
« Ohé, Brady, t’es là ? Toc, toc, toc. »
Pas de réponse.
« Je crois que t’es là. J’espère que t’es là. Hé, j’vais t’dire une chose. J’ai été un buveur sévère. Et tu sais ce que je me rappelle le mieux de mes années de boisson ? »
Pas de réponse.
« Les lendemains de cuite. La lutte pour sortir du lit avec un cognement dans la tête comme un marteau sur une enclume. Aller vidanger le litre du matin en me demandant ce que j’avais fait la veille. Même pas savoir parfois comment j’étais rentré à la maison. Vérifier ma voiture pour d’éventuelles traces d’accrochage. C’était comme d’être perdu à l’intérieur de mon putain de cerveau, à chercher la porte pour pouvoir sortir sans réussir à la trouver avant au moins midi, quand les choses commençaient à s’éclaircir et à redevenir normales. »
Ça lui rappelle momentanément Bibli Al.
« J’espère que t’en es là, Brady. À errer à l’intérieur de ton cerveau à moitié déglingué et à chercher la sortie. Sauf que pour toi, y a pas de sortie. Pour toi, le lendemain de cuite en finit pas de continuer. T’en es là ? Bon sang, j’espère bien que t’en es là. »
Il a mal aux mains. Il les regarde et voit qu’il les tient tellement serrées que ses ongles lui mordent les paumes. Il relâche la pression et observe les croissants blancs se teinter de rouge. Il rafraîchit son sourire.
« Juste pour causer, mon pote. Juste pour causer. T’as què’que chose à répondre ? »
Hartsfield ne répond rien.
Hodges se lève.
« C’est bon. Reste bien assis près de cette fenêtre à essayer de trouver la sortie. La sortie qu’existe pas. Pendant ce temps, moi je vais sortir à l’air libre et respirer à pleins poumons. C’est une belle journée, aujourd’hui. »
Sur la table placée entre la chaise et le lit, il y a une photo que Hodges a vue pour la première fois dans la maison de Elm Street où Hartsfield vivait avec sa mère. Celle-ci est plus petite et entourée d’un cadre argenté. On y voit Brady et sa maman quelque part sur une plage, se tenant enlacés, joue contre joue, plus l’air de deux amoureux que de mère et fils. Au moment où Hodges se retourne pour partir, la photo bascule et tombe en avant avec un son mat. Clac .
Hodges la regarde, regarde Harstfield, puis regarde de nouveau la photo tombée à plat sur la table.
« Brady ? »
Pas de réponse. Y a jamais de réponse. Pas à ses questions, en tout cas.
« Brady, c’est toi qu’as fait ça ? »
Rien. Brady a les yeux baissés vers ses genoux où ses doigts sont de nouveau mollement entrelacés.
« Y a des infirmières qui disent… » Hodges ne termine pas sa phrase. Il repose la photo en position verticale, appuyée sur son petit support. « Si c’est toi qui as fait ça, refais-le. »
Rien du côté de Hartsfield, rien du côté de la photo. Mère et fils en des temps plus heureux. Deborah Ann Hartsfield et son lapin chéri.
« Très bien, Brady. À plus, dans l’bus. J’m’arrache, l’Apache. »
Il s’arrache, referme la porte derrière lui. Au même moment, Brady Hartsfield lève brièvement les yeux. Et sourit.
Sur la table, la photo bascule de nouveau en avant.
Clac .
Ellen Bran (surnommée Bran Stoker par les élèves qui ont suivi le cours de littérature fantastique et d’horreur au lycée de Northfield) est postée à la porte du bus scolaire garé dans la cour du Centre de Vacances de River Bend. Elle a son téléphone portable à la main. Il est seize heures, c’est dimanche et elle est sur le point d’appeler le 911 pour signaler la disparition d’un élève. C’est à ce moment que Peter Saubers déboule au pas de course du coin du bâtiment, côté restaurant.
Читать дальше