Mais non, personne pour le moment.
Il monta dans la Biscayne, achetée en toute légalité mais portant maintenant des plaques volées immatriculées dans le Maine. Curtis Roger se contorsionnait lentement le long du trottoir en ciment menant aux toilettes, tirant avec les mains et poussant faiblement avec les pieds, laissant derrière lui une traînée de sang, tel un escargot une traînée de bave. Il était impossible d’en être vraiment sûr mais Morris pensa qu’il était peut-être bien en train d’essayer de rejoindre le téléphone payant fixé au mur entre les toilettes pour femmes et les toilettes pour hommes.
C’était pas comme ça que ça devait se passer, se dit-il en démarrant. C’était de l’improvisation stupide et il allait sûrement se faire prendre. Il repensa à ce que Rothstein lui avait dit à la fin. Vous avez quel âge d’abord, vingt-deux ans ? Vingt-trois ans ? Qu’est-ce que vous connaissez à la vie, sans parler de la littérature ?
« Ce que je sais, c’est que je suis pas un vendu, dit-il. Ça, je le sais. »
Il mit la Biscayne en marche avant et roula lentement vers l’homme qui se tortillait comme une anguille sur le trottoir en ciment. Il voulait foutre le camp d’ici, son cerveau lui hurlait de foutre le camp d’ici, mais il devait s’appliquer, pas faire plus de gâchis que le strict nécessaire.
Curtis se retourna pour regarder, les yeux immenses et horrifiés derrière la jungle de ses cheveux sales. Il leva une main dans une faible tentative pour dire stop , puis Morris cessa de le voir car le capot était entre eux. Il braqua prudemment et continua de rouler lentement. L’avant de la voiture monta dans une secousse le bord du trottoir. Le sapin désodorisant accroché au rétroviseur se balança et tressauta.
Rien… toujours rien… et puis la voiture franchit un autre obstacle. Il y eut un pop assourdi, le bruit d’une petite citrouille éclatant au micro-ondes.
Morris donna un coup de volant vers la gauche et il y eut une autre secousse alors que la Biscayne redescendait du trottoir et revenait sur le parking. Il regarda dans le rétroviseur et vit que la tête de Curtis avait disparu.
Enfin, non. Pas vraiment. Elle était toujours là, mais tout aplatie. Réduite en bouillie. Pas de talent gâché dans ce carnage- là , pensa Morrie.
Il roula vers la sortie et, après s’être assuré que la voie était libre, il accéléra. Il faudrait qu’il s’arrête pour examiner l’avant de la voiture, surtout le pneu qui avait écrasé la tête de Curtis, mais il voulait d’abord s’éloigner d’une bonne trentaine de kilomètres. Au moins trente.
« Je vois un lavage auto dans un futur proche », dit-il.
Il trouva ça drôle, incommensurablement drôle (et voilà bien un mot que ni Freddy ni Curtis n’auraient compris), et il rit longtemps et fort. Il s’en tint exactement à la vitesse limitée. Il regarda les kilomètres tourner au compteur mais même à quatre-vingts à l’heure, chaque tour semblait prendre cinq minutes. Il était sûr que le pneu avait laissé une trace de sang sur la bretelle de sortie, mais elle devait avoir disparu à présent. Depuis longtemps. Quand bien même, il était temps de rejoindre les routes secondaires, peut-être même les chemins de campagne. Le truc intelligent serait de s’arrêter et de jeter tous les carnets — le fric aussi — dans les bois. Mais ça, il le ferait pas. Non, jamais il ferait ça.
Cinquante pour cent de chances de s’en tirer, se dit-il. Peut-être plus. Après tout, personne a vu la voiture. Ni dans le New Hampshire, ni sur l’aire de repos.
Il s’arrêta sur le parking latéral d’un restaurant abandonné et inspecta la calandre de la Biscayne et le pneu droit. Ça allait plutôt dans l’ensemble, mais il y avait un peu de sang sur le pare-chocs. Il arracha une poignée d’herbe et l’essuya. Il remonta en voiture et continua vers l’ouest. Il s’attendait à tomber sur des barrages de police, mais rien.
Passé la frontière avec la Pennsylvanie, à Gowanda, il trouva une station de lavage automatique à pièces. Les brosses brossèrent, les jets rincèrent, et la voiture ressortit propre comme un sou neuf — dessus comme dessous.
Morris roulait vers l’ouest, en direction de la petite ville crade que ses habitants appelaient le Joyau des Grands Lacs. Il fallait qu’il se tienne à carreau pendant un moment maintenant, et qu’il aille voir un vieil ami. Et puis, chez soi, c’est l’endroit où quand t’arrives, on peut pas te demander de repartir — l’évangile selon Robert Frost —, et c’était particulièrement vrai quand personne était là pour pester contre le retour du fils prodigue. Avec ce cher papa envolé depuis des années, et cette chère maman passant le semestre d’automne à Princeton à donner des conférences sur les barons voleurs, la maison de Sycamore Street serait vide. Une maison laissant un peu à désirer pour une professeure prout-prout comme elle — sans parler d’une écrivaine nominée un jour pour le Pulitzer —, mais c’était la faute à ce cher papa. Lui, Morris, ça l’avait jamais dérangé d’habiter là ; c’était le ressentiment de sa mère, pas le sien.
Morris écouta les infos, mais rien sur le meurtre du romancier qui, selon le fameux article du Time , avait été « une voix criant aux enfants des silencieuses années cinquante de se réveiller et d’élever eux aussi la voix ». Ce silence radio était une bonne nouvelle, mais pas inattendue : selon la source de Morris à la maison de redressement, la femme de ménage de Rothstein venait seulement une fois par semaine. Il avait aussi un homme à tout faire, mais qui venait seulement à la demande. Morris et ses défunts partenaires avaient choisi leur moment en fonction, ce qui voulait dire qu’il pouvait raisonnablement espérer qu’on ne découvre pas le corps avant les six prochains jours.
Cette après-midi-là, dans la campagne de l’Ohio, il dépassa une grange reconvertie en magasin d’antiquités et fit demi-tour. Après avoir fouiné un peu, il acheta une malle à vingt dollars. Elle était vieille mais paraissait costaud. À ce prix-là, Morris trouva que c’était donné.
Les parents de Pete Saubers se disputaient beaucoup maintenant. Tina appelait ces disputes les ouafis-ouafis. Pete trouvait que sa petite sœur avait de l’idée, parce que ça donnait exactement ça quand ils s’y mettaient : ouaf-ouaf, ouaf-ouaf-ouaf. Des fois, Pete avait envie de s’avancer sur le palier, en haut de l’escalier, et de leur hurler d’arrêter, bon sang, d’arrêter. Vous faites peur aux enfants , il avait envie de gueuler. Y a des enfants dans cette maison, des enfants , vous l’avez oublié, bande de patates ?
Pete était à la maison car les élèves inscrits au tableau d’honneur, ayant seulement étude l’après-midi et activités optionnelles après déjeuner, avaient le droit de rentrer chez eux plus tôt. La porte de sa chambre était ouverte et il entendit son père béquiller rapidement à travers la cuisine à la seconde où sa mère se garait dans l’allée. Pete était quasi certain que les festivités du jour commenceraient avec son père disant que, Ben dis donc, elle rentrait de bonne heure. Sa mère répondrait qu’il se rappellerait donc jamais que maintenant c’était le mercredi qu’elle finissait plus tôt. Alors papa répliquerait qu’il s’était toujours pas habitué à vivre dans cette partie de la ville, disant ça comme si on les avait forcés à déménager dans les bas-fonds les plus obscurs de Lowtown plutôt que dans le quartier des rues aux noms d’arbres de Northfield. Une fois sacrifié aux préliminaires, ils pourraient passer aux choses sérieuses, à la vraie prise de bec.
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