Pete flotta en chaussettes jusqu’en bas des marches. Le salon était juste là, au pied de l’escalier, mais ils le virent même pas : ils étaient face à face, trop occupés à jouer une pièce de théâtre complètement à chier pour laquelle personne achèterait jamais de billets. Son père dressé comme un coq sur ses béquilles, les yeux rouges et les joues broussailleuses de barbe, sa mère tenant son sac à main devant ses seins comme un bouclier et se mordant les lèvres. C’était horrible. Et le pire dans tout ça ? C’est qu’il les aimait.
Son père avait oublié de mentionner le Fonds d’Urgence, mis en place un mois après le Massacre du City Center par le dernier journal papier de la ville, en collaboration avec trois chaînes de télé locales. Brian Williams y avait même consacré un reportage dans NBC Nightly News — comment cette petite ville courageuse s’était serré les coudes quand la catastrophe avait frappé, toutes ces âmes charitables, toutes ces mains tendues et tout ces bla-bla-bla, et maintenant, une courte page de pub. Le Fonds d’Urgence avait donné bonne conscience aux gens pendant genre six jours. Ce que les médias avaient omis de dire, c’était que le Fonds d’Urgence avait récolté bien peu, même avec les marches de bienfaisance, les courses à vélo de bienfaisance, et un concert du chanteur arrivé deuxième à American Idol. Le Fonds d’Urgence était maigre parce que les temps étaient durs pour tout le monde. Et bien sûr, l’argent collecté avait dû être partagé. La famille Saubers avait reçu un chèque de mille deux cents dollars, puis un de cinq cents, puis un de deux cents. Le chèque du mois dernier, marqué DERNIER VERSEMENT, s’élevait à cinquante dollars.
Waouh.
Pete se faufila dans la cuisine, attrapa ses bottes et son manteau et sortit. La première chose qu’il remarqua, c’était qu’il n’y avait pas du tout de verglas sur le perron de derrière ; son père avait carrément menti. Il faisait trop doux pour que ça gèle, du moins au soleil. Le printemps ne serait pas là avant six semaines mais le dégel avait commencé depuis déjà presque une semaine et il ne restait plus que quelques carrés de neige durcie sous les arbres dans le jardin de derrière. Pete le traversa jusqu’à la clôture et se glissa de l’autre côté du portail.
S’il y avait un avantage à vivre dans les rues aux noms d’arbres du North Side, c’était la friche qui s’étendait derrière Sycamore. Elle était facilement aussi grande qu’un pâté de maisons, deux hectares broussailleux de sous-bois et d’arbres rabougris descendant en pente vers un ruisseau gelé. Le père de Pete disait que le terrain était abandonné depuis longtemps et qu’il y avait fort à parier qu’il le reste encore longtemps, à cause d’une interminable querelle juridique à propos de qui en était le propriétaire et de ce qu’on pouvait y construire.
« En fin de compte, les seuls gagnants dans ce genre de conflits, ce sont les avocats, avait-il dit à Pete. Souviens-toi bien de ça. »
De l’avis de Pete, les enfants qui voulaient se refaire une petite santé mentale loin de leurs parents étaient aussi gagnants.
Un chemin sinueux coupait en diagonale à travers les arbres dépouillés par l’hiver et débouchait sur le Centre Aéré de Birch Street, ce bon vieux foyer des jeunes de Northfield dont les jours étaient à présent comptés. À la belle saison, des grands traînaient sur ce sentier, et autour. Ils fumaient des cigarettes et de l’herbe, buvaient des bières et couchaient probablement avec leurs copines. Mais pas à cette période de l’année. Pas de grands, ça voulait dire pas d’emmerdements.
Parfois, si ses parents se prenaient sérieusement le bec, c’est-à-dire de plus en plus souvent, Pete emmenait sa sœur avec lui. Quand ils arrivaient au Centre Aéré, il tiraient quelques paniers, regardaient des vidéos ou jouaient aux dames. Il ne voyait pas où il pourrait l’emmener une fois que le Centre Aéré serait fermé. Y avait aucun endroit où aller à part au Zoney’s, la supérette du quartier. Quand il était seul, il n’allait généralement pas plus loin que le ruisseau où il jetait des cailloux dans l’eau si elle coulait ou faisait des ricochets sur la glace si elle était gelée. Pour voir s’il pouvait faire des trous dedans. En profitant du calme.
Les prises de bec étaient suffisamment inquiétantes comme ça, mais sa plus grande crainte c’était que son père — toujours un peu shooté à l’Oxy maintenant — lève carrément la main sur sa mère. Ça ferait presque à coup sûr craquer l’étoffe déjà bien effilochée de leur couple. Et dans le cas contraire ? Si maman encaissait les coups sans broncher ? Ça serait encore pire.
Ça arrivera jamais, se disait Pete. Papa ferait jamais ça.
Oui, mais, s’il le faisait ?
Le ruisseau était toujours couvert de glace cette après-midi, mais elle avait l’air pourrie et il y avait de grosses taches jaunes dedans comme si un géant s’était arrêté pour pisser. Pete n’allait pas se risquer à marcher dessus. Il ne se noierait pas ni rien si la glace craquait — l’eau n’arrivait pas plus haut que la cheville — mais il n’avait aucune envie de rentrer à la maison et d’avoir à expliquer pourquoi son pantalon et ses chaussettes étaient mouillés. Il s’assit sur un tronc d’arbre couché et lança quelques cailloux (les plus petits ricochaient et roulaient, les plus gros passaient à travers les taches jaunes), puis regarda simplement le ciel un moment. De gros nuages cotonneux flottaient là-haut, plus du genre nuages de printemps que d’hiver, bougeant d’ouest en est. Y en avait un qui ressemblait à une vieille femme avec une bosse dans le dos (ou peut-être un sac à dos) ; y avait un lapin, un dragon, y en avait un qui ressemblait à…
Sur sa gauche, un léger bruit d’éboulement détourna son attention. Il se retourna et vit qu’une partie de la berge en saillie, fragilisée par une semaine de fonte des neiges, avait cédé, exposant les racines d’un arbre qui penchait déjà dangereusement. L’espace dégagé par l’éboulement ressemblait à une grotte, et, sauf méprise — ça pouvait être juste une ombre —, il y avait quelque chose dans le fond.
Pete marcha jusqu’à l’arbre, attrapa l’une de ses branches nues et se pencha pour regarder de plus près. Y avait bien quelque chose là-dedans, et ça avait l’air plutôt grand. Le côté d’une caisse, peut-être ?
Il négocia la pente de la berge, façonnant des marches de fortune en creusant la terre boueuse du talon de ses chaussures. Arrivé en dessous du petit glissement de terrain, il s’accroupit. Il aperçut du cuir noir craquelé et des garnitures en métal rivetées. Il y avait aussi une poignée de la taille d’un étrier sur le côté. C’était une malle. Quelqu’un avait enterré une malle ici.
Aussi excité que curieux à présent, Pete attrapa la poignée et tira. La malle ne bougea pas d’un pouce. Elle était bien calée là-dedans. Pete tira une deuxième fois, mais juste pour la forme. Il n’arriverait pas à la sortir. Pas sans outils.
Il resta accroupi, laissant ses mains pendre entre ses cuisses, comme son père le faisait avant que c’en soit fini pour lui de s’accroupir. Fixant du regard la malle qui pointait hors de la terre noire enchevêtrée de racines. C’était probablement fou de penser à L’Île au trésor (et aussi au « Scarabée d’or », une nouvelle qu’ils avaient lue en cours d’anglais l’année d’avant), mais il y pensait. Et était-ce vraiment fou ? Était-ce vraiment si fou que ça ? En plus de leur répéter que savoir c’est pouvoir, M. Jacoby soulignait toujours l’importance de la pensée logique. Et n’était-ce pas logique de penser que personne n’irait enterrer une malle dans les bois si elle ne contenait pas quelque chose de précieux ?
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