Curtis commença à partir, puis se retourna.
« J’ai une question.
— Quoi ?
— Tu sais s’ils ont la peine de mort dans le New Hampshire ? »
Ils prirent des routes secondaires pour traverser l’étroite cheminée du New Hampshire et passer dans le Vermont. Freddy conduisait la Chevrolet Biscayne, qui était vieille et quelconque. Morris était assis à côté de lui, une carte Rand McNally dépliée sur les genoux, allumant de temps en temps le plafonnier pour vérifier qu’ils n’avaient pas dévié de l’itinéraire prévu. Pas besoin de rappeler à Freddy de respecter les limitations de vitesse. Il n’en était pas à son premier rodéo.
Curtis était allongé sur la banquette arrière et ils l’entendirent bientôt ronfler. Morrie le trouva bien chanceux : c’était comme s’il avait vomi l’horreur. Lui par contre, il lui faudrait sûrement du temps avant de retrouver une bonne nuit de sommeil. Il arrêtait pas de revoir la cervelle dégouliner sur le papier peint. C’était pas le meurtre qui l’obsédait, c’était le talent gâché. Une vie entière à l’affûter et le modeler et tout ça détruit en une fraction de seconde. Toutes ces histoires, toutes ces images, et ce qui était sorti ressemblait à du porridge. Alors, à quoi bon ?
« Donc tu crois vraiment qu’on va pouvoir les vendre, tous ces petits bouquins qu’il a écrits ? » demanda Freddy. Voilà qu’il remettait ça. « Pour une bonne somme, je veux dire ?
— Oui.
— Sans se faire choper ?
— Oui, Freddy, j’en suis sûr. »
Freddy se tut si longtemps que Morris crut le sujet clos. Puis il le rouvrit. En deux mots. Froids et secs.
« J’en doute. »
Plus tard, à nouveau sous les verrous — mais pas au Centre de Détention pour Mineurs, cette fois —, Morris se dirait : C’est à ce moment-là que j’ai décidé de les tuer.
Mais parfois, la nuit, quand il n’arrivait pas à dormir, le trou du cul poisseux et brûlant d’une sodomie au savon parmi tant d’autres dans les douches de la prison, il reconnaîtrait que c’était pas la vérité. Il avait su depuis le début. C’étaient des cons, et des criminels de longue date. Tôt ou tard (probablement plus tôt que tard), l’un d’eux se ferait choper pour autre chose et la tentation serait forte d’échanger ce qu’il savait de cette nuit-là contre une peine moins lourde, voire pas de peine du tout.
Je savais qu’ils devaient disparaître, point, se dirait-il par ces nuits carcérales où le ventre plein de l’Amérique reposait sous son traditionnel édredon de nuit. C’était inévitable.
Dans le nord de l’État de New York, les prémices de l’aube commençant à souligner les contours sombres de l’horizon derrière eux, ils prirent à l’ouest par la Route 92, une nationale plus ou moins parallèle à l’I-90 jusque dans l’Illinois où elle déviait vers le sud et se perdait dans la ville industrielle de Rockford. À cette heure-là, la route était encore quasi déserte, même s’ils entendaient (et apercevaient parfois) l’intense trafic de poids lourds sur l’autoroute à leur gauche.
Ils dépassèrent un panneau indiquant AIRE DE REPOS 3 KM et Morris pensa à Macbeth . Si, une fois fait, c’était fini, il serait bon que ça soit vite fait. Pas la citation exacte, peut-être, mais on n’allait pas chipoter.
« Arrête-toi là, dit-il à Freddy. Faut que j’aille vidanger.
— Y doivent avoir des distributeurs aussi », intervint le vomito à l’arrière. Curtis était en train de se redresser, les cheveux en pétard. « Je me ferais bien des crackers au beurre de cacahuètes, moi. »
Morris savait qu’il devrait renoncer s’il y avait d’autres voitures sur l’aire de repos. L’I-90 avait absorbé la plupart de la circulation inter-États qui transitait auparavant par cette route, mais une fois que le jour serait levé, la circulation locale reprendrait à tout va, lâchant ses gaz nauséabonds de Ploucville en Ploucville.
Pour le moment, l’aire de repos était déserte, en partie à cause du panneau indiquant STATIONNEMENT DE NUIT INTERDIT AUX CAMPING-CARS. Ils se garèrent et descendirent de voiture. Des oiseaux gazouillaient dans les arbres, commentant la nuit passée et le programme de la journée. Quelques feuilles d’automne — sur cette partie du globe, elles commençaient tout juste à changer de couleur — tombaient en tourbillonnant et s’éparpillaient au sol.
Curtis partit inspecter les distributeurs pendant que Morris et Freddy marchaient côte à côte vers les toilettes pour hommes. Morris ne se sentait pas spécialement nerveux. Peut-être que c’était vrai ce qu’on disait, après le premier, ça devient plus facile.
Il tint la porte à Freddy d’une main et sortit le revolver de la poche de sa veste de l’autre. Freddy lui dit merci sans se retourner. Morris laissa la porte se rabattre derrière lui avant d’élever le flingue. Il plaça le canon à moins de deux centimètres de l’arrière du crâne de Freddy Dow et pressa la détente. Dans la pièce carrelée, la détonation rendit un son fort et sec, mais de loin, n’importe qui aurait cru que c’était une moto pétaradant sur l’I-90. Non, c’était Curtis qui l’inquiétait.
Pas la peine. Curtis était toujours debout dans le coin des distributeurs, sous un avant-toit en bois et un écriteau rustique indiquant OASIS ROUTIÈRE. Il avait un sachet de crackers au beurre de cacahuètes à la main.
« T’as entendu ça ? » demanda-t-il à Morris. Puis, voyant le flingue, sur un ton honnêtement incrédule : « C’est pour quoi ?
— Pour toi », répondit Morris, et il lui tira une balle dans la poitrine.
Curtis s’effondra, mais — ce fut un choc pour Morris — il n’était pas mort. Il ne semblait même pas près de mourir. Il se tortillait sur le bitume. Une feuille morte lui tourbillonna devant le nez. Du sang commençait à se répandre sous lui. Il avait toujours la main refermée sur ses crackers. Il leva la tête, ses cheveux noirs et gras lui tombant dans les yeux. Derrière le rideau d’arbres, un camion passa sur la Route 92, vrombissant vers l’est.
Morris ne voulait pas tirer une deuxième fois sur Curtis : dehors, une détonation ne rendrait pas le même son creux, et puis un véhicule pouvait arriver d’un moment à l’autre.
« Si, une fois fait, c’était fini, il serait bon que ça soit vite fait, dit-il, et il posa un genou à terre.
— Tu m’as tiré dessus, dit Curtis, le souffle court, stupéfait. Putain, Morrie, tu m’as tiré dessus ! »
Pensant à quel point il détestait ce surnom — il l’avait détesté toute sa vie : même ses profs, qui auraient dû être plus avisés, s’étaient permis de l’appeler Morrie —, il retourna le revolver et se mit à frapper le crâne de Curtis avec la crosse. Trois coups violents accomplirent bien peu. C’était qu’un .38 après tout, et pas assez lourd pour causer plus que des dégâts mineurs. Du sang commençait à couler du cuir chevelu de Curtis et le long de ses joues mal rasées. Il gémissait en levant vers Morris un regard bleu fixe et désespéré. Il agita faiblement une main.
« Arrête, Morrie ! Arrête, ça fait mal ! » Merde. Merde, merde, merde .
Morris rangea le revolver dans sa poche. La crosse était gluante de sang et de cheveux à présent. Il retourna à la Biscayne en s’essuyant la main sur sa veste. Il ouvrit la portière côté passager, vit que la clé manquait sur le contact et murmura un putain dans sa barbe. Le murmura comme une prière.
Sur la 92, deux voitures passèrent, puis une camionnette UPS marron.
Il trotta jusqu’aux toilettes pour hommes, poussa la porte, s’agenouilla et se mit à fouiller les poches de Freddy. Il trouva les clés de la voiture dans sa poche avant gauche. Il se releva et courut jusqu’aux distributeurs, certain que maintenant, une voiture ou un camion serait arrivé sur l’aire de repos ; la circulation devenait toujours plus dense, quelqu’un allait bien devoir s’arrêter pour pisser son café du matin, et alors il devrait tuer celui ou celle- là aussi, et peut-être bien le suivant. L’image d’une guirlande de bonshommes en papier découpé lui vint à l’esprit.
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