Stephen King - Carnets noirs

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En prenant sa retraite, John Rothstein a plongé dans le désespoir les millions de lecteurs des aventures de Jimmy Gold. Rendu fou de rage par la disparition de son héros favori, Morris Bellamy assassine le vieil écrivain pour s’emparer de sa fortune, mais surtout, de ses précieux carnets de notes. Le bonheur dans le crime ? C’est compter sans les mauvais tours du destin… et la perspicacité du détective Bill Hodges.
Après
King renoue avec un de ses thèmes de prédilection : l’obsession d’un fan. Dans ce formidable roman noir où l’on retrouve les protagonistes de
(prix Edgar 2015), il rend un superbe hommage au pouvoir de la fiction, capable de susciter chez le lecteur le meilleur… ou le pire.
STEPHEN KING
« Une déclaration d’amour à la lecture et à la littérature américaine… Merveilleux, effrayant, émouvant. » The Washington Post

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Freddy avait emporté le stock d’enveloppes de liquide dans le premier chargement (évidemment ; l’argent était tout ce que Freddy et Curtis comprenaient), mais il restait encore plein de carnets noirs sur les étagères du coffre-fort. C’était des Moleskine, comme en utilisait Hemingway, comme Morris en avait rêvé pendant qu’il était en maison de correction où il avait aussi rêvé de devenir écrivain. Mais au Centre de Détention pour Mineurs de Riverview, la ration était de cinq feuillets de grossier papier Blue Horse par semaine, pas vraiment suffisant pour commencer à écrire le Grand Roman Américain. En mendier davantage n’avait rien arrangé. La fois où il avait offert à Elkins, le délégué de l’économat, de lui tailler une pipe pour une dizaine de feuilles supplémentaires, Elkins lui avait collé son poing dans la figure. Ça avait quelque chose de comique, quand on pensait à tous les actes sexuels auxquels on l’avait forcé au cours de ses neuf mois de détention, le plus souvent à genoux et plus d’une fois avec son caleçon sale fourré dans la bouche.

Il tenait pas sa mère pour entièrement responsable de ces viols mais elle méritait sa part de reproches. Anita Bellamy, la célèbre professeure d’histoire dont le livre sur Henry Clay Frick avait été nominé pour le prix Pulitzer. Tellement célèbre qu’elle croyait aussi tout savoir sur la littérature américaine contemporaine. C’était une dispute à propos de la trilogie Gold qui l’avait fait sortir un soir, furieux et résolu à se soûler. Ce qu’il avait fait, même s’il était mineur et que ça se voyait.

Ça lui réussissait pas de boire. Quand il buvait, il faisait des trucs qu’il se rappelait pas ensuite, et c’était jamais des bons trucs. Ce soir-là, ça avait été effraction, vandalisme et agression sur un agent de sécurité du quartier qui tentait de le neutraliser en attendant l’arrivée des flics.

Ça faisait presque six ans, mais le souvenir était vif. Tout ça avait été tellement idiot. Voler une voiture, aller faire un tour en ville avec et puis l’abandonner (peut-être après avoir copieusement pissé sur le tableau de bord), c’était une chose. Pas très malin. Pourtant, avec un peu de chance, on pouvait se tirer de ce genre d’embrouille. Mais entrer par effraction dans une maison de Sugar Heights ? Doublement idiot. Il ne voulait rien dans cette maison (du moins rien qu’il ait pu se rappeler par la suite). Et lorsqu’il voulait vraiment quelque chose ? Lorsqu’il offrait une pipe pour quelques feuillets pourris de papier Blue Horse ? Poing dans la gueule. Alors il s’était marré, parce que c’était ce que Jimmy Gold aurait fait (du moins avant que Jimmy devienne adulte et vende son âme au diable pour le Billet d’Or, comme il disait), et il s’était passé quoi ensuite ? Deuxième poing dans la gueule, encore plus fort. C’était en entendant le craquement étouffé de son nez qu’il s’était mis à pleurer.

Jamais Jimmy n’aurait pleuré.

Il était encore en train de contempler avidement les Moleskine quand Freddy Dow revint avec les deux autres sacs marins. Il avait aussi un bagage à main en cuir éraflé.

« J’ai trouvé ça dans le cellier. Au milieu de genre un milliard de boîtes de haricots et de thon. Va savoir, hein ? Bizarre, le type. Peut-être qu’il se préparait pour l’Acropolipse. Allez, Morris, bouge-toi. Quelqu’un a pu entendre le coup de feu.

— Y a pas de voisins. La ferme la plus proche est à trois kilomètres. Relax.

— Les prisons sont pleines de types qu’étaient relax. Faut qu’on se tire d’ici. »

Morris commença à rassembler les carnets par poignées mais ne put résister à l’envie d’en ouvrir un, juste pour être sûr. Oui, Rothstein était un type bizarre, et il était pas totalement impossible qu’il ait bourré son coffre-fort de carnets vierges, se disant qu’il pourrait peut-être écrire quelque chose dedans un jour.

Mais non.

Celui-ci, au moins, était saturé de la petite écriture soignée de Rothstein, toutes les pages remplies, de haut en bas et de gauche à droite, avec des marges minces comme des fils.

… n’était pas certain de savoir pourquoi ça comptait pour lui et pourquoi il n’arrivait pas à trouver le sommeil alors que le wagon vide de ce train de marchandises nocturne l’emportait à travers l’oubli du monde rural, en direction de Kansas City et du pays endormi au-delà, le ventre plein de l’Amérique au repos sous son traditionnel édredon de nuit, et pourtant, les pensées de Jimmy s’obstinaient à revenir vers…

Freddy lui frappa sur l’épaule, et pas gentiment.

« Sors ton nez de ce truc et emballe. On en a déjà un qu’est en train de gerber toutes ses tripes et qui sert à peu près à rien. »

Sans un mot, Morris jeta le carnet dans un des sacs et referma les mains sur une autre double poignée de carnets, ses pensées embrasées de possibilités. Il en avait oublié le carnage sous la couverture dans le salon, oublié Curtis Rogers vomissant ses tripes dans les roses, zinnias, pétunias ou peu importe ce qui poussait dans le jardin de derrière. Jimmy Gold ! Partant vers l’Ouest ! Dans un wagon de marchandises ! Rothstein n’en avait pas fini avec lui, en fin de compte !

« Ceux-là sont pleins, dit-il à Freddy. Emporte-les. Je vais mettre le reste dans l’attaché-case.

— Ça s’appelle comme ça ce genre de sac ?

— Je crois, ouais. » Il ne croyait pas, il savait. « Vas-y. J’ai presque fini. »

Freddy suspendit les sacs à ses épaules par leurs sangles, mais s’attarda un instant.

« T’es sûr pour ces trucs ? Parce que Rothstein a dit…

— C’était rien qu’un écureuil qu’essayait de protéger ses réserves. Il aurait dit n’importe quoi. Vas-y. »

Freddy y alla. Morris chargea la dernière fournée de Moleskine dans l’attaché-case et se recula pour sortir du placard. Curtis était debout à côté du bureau de Rothstein. Il avait enlevé sa cagoule ; ils l’avaient tous enlevée. Il était blanc comme un linge et le choc avait laissé des cercles noirs autour de ses yeux.

« T’étais pas obligé de le tuer. T’étais pas censé le tuer. Ça faisait pas partie du plan. Pourquoi t’as fait ça ? »

Parce qu’il m’a fait me sentir idiot. Parce qu’il a insulté ma mère et que ça, c’est mon boulot. Parce qu’il m’a appelé gamin. Parce qu’il méritait d’être puni pour avoir fait passer Jimmy dans l’autre camp. Surtout parce que personne a le droit, avec un talent pareil, de le cacher au reste du monde. Sauf que Curtis comprendrait pas ça.

« Parce que ça augmentera la valeur des carnets quand on les vendra. » C’est-à-dire pas avant qu’il les ait lus d’un bout à l’autre, mais Curtis comprendrait pas non plus le besoin de faire ça, et il avait pas besoin de savoir. Pas plus que Freddy. Il prit un ton patient et raisonnable : « On est maintenant en possession de toute la production de John Rothstein qui a jamais existé. Ça rend les trucs inédits encore plus précieux. Tu comprends ça, non ? »

Curtis se gratta une joue pâle.

« Ben… ouais… j’imagine.

— Et puis comme ça, il pourra jamais dire que c’est des faux quand ils sortiront. Ce qu’il aurait fait, juste pour se venger. J’ai pas mal lu sur lui, tu sais, à peu près tout ce qu’on peut lire, et c’était un rancunier, ce fils de pute.

— Ouais, mais bon… »

Morrie se retint de dire : C’est un sujet trop profond pour un esprit aussi superficiel que le tien, Curtis. À la place, il souleva l’attaché-case.

« Prends ça. Et garde tes gants jusqu’à ce qu’on soit en voiture.

— Quand même, t’aurais dû nous consulter, Morrie. On est tes partenaires . »

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