Ça faisait longtemps qu’elle était là, en plus. Ça se voyait rien qu’à la regarder. Le cuir était craquelé et gris par endroits au lieu de noir. Pete avait dans l’idée que s’il tirait de toutes ses forces sur la poignée et continuait de tirer, elle risquait de casser. Les garnitures en métal étaient ternes et piquetées de rouille.
Il parvint à une décision et se dépêcha de remonter le chemin jusqu’à la maison. Il repassa le portail, alla à la porte de la cuisine et tendit l’oreille. Aucune voix et la télé était éteinte. Son père était probablement parti faire la sieste dans la chambre (celle du rez-de-chaussée, où papa et maman devaient dormir maintenant, même si elle était petite, parce que papa pouvait plus trop monter les marches). Maman était peut-être allée avec lui, ils se réconciliaient parfois comme ça, mais il y avait plus de chances qu’elle soit dans la buanderie, qui lui servait aussi de bureau, à travailler sur son CV et à postuler pour des offres d’emploi en ligne. Son père avait peut-être baissé les bras (et Pete devait admettre qu’il avait ses raisons), mais sa mère, non. Elle voulait retourner à l’enseignement à plein temps, et pas seulement pour l’argent.
Ils avaient un petit garage séparé de la maison mais sa mère n’y garait jamais la Focus à moins qu’une tempête de neige soit annoncée. Il était plein de bazar de leur ancienne maison qu’ils ne pouvaient pas caser dans cette maison de location plus petite. Il y avait la caisse à outils de son père (Tom avait mis les outils en vente sur Craigslist ou quelque chose du genre mais il n’avait pas pu obtenir ce qu’il estimait être un prix correct pour le lot), quelques-uns de leurs vieux jouets, la caisse de sel et la pelle, et du matériel de jardinage appuyé contre le mur du fond. Pete choisit une pelle et repartit vers le chemin en courant, la tenant devant lui comme un soldat son fusil.
Utilisant les marches qu’il avait façonnées dans la terre, il redescendit presque jusqu’au niveau de l’eau et s’attaqua au petit glissement de terrain qui avait révélé la malle. À l’aide de la pelle, il remit autant de terre qu’il put dans la cavité sous l’arbre. Il ne parvint pas à couvrir complètement les racines, qui restèrent apparentes, mais il réussit à recouvrir l’extrémité de la malle, et c’était tout ce qu’il voulait.
Pour le moment.
Il y eut un peu de ouafi-ouafi au dîner, mais pas trop, et ça ne sembla pas perturber Tina, mais plus tard elle vint retrouver Pete dans sa chambre juste au moment où il finissait ses devoirs. Elle avait mis son pyjama-grenouillère et traînait derrière elle M me Beasley, sa dernière poupée-doudou et la plus importante de toutes. C’était comme si elle avait de nouveau cinq ans.
« Pitou, je peux venir dans ton lit pas longtemps ? J’ai fait un mauvais rêve. »
Il envisagea de la renvoyer dans sa chambre, puis (des images de la malle enterrée miroitant dans son esprit) décida que ça pourrait lui porter malheur. Ça serait aussi méchant de sa part, vu les cernes noirs qu’elle avait sous ses jolis yeux.
« Bon, d’accord, pas longtemps. Mais que ça devienne pas une habitude. »
Une des expressions favorites de leur mère.
Tina se glissa dans le lit et se poussa contre le mur — sa position préférée pour dormir, comme si elle avait l’intention de rester là toute la nuit. Pete referma son manuel de Sciences de la Terre, s’assit à côté d’elle et grimaça.
« Alerte à la Poupée, Teenie. J’ai la tête de M me Beasley qui me rentre dans les fesses.
— Je vais la rouler en boule à mes pieds. Là. C’est mieux comme ça ?
— Et si elle s’étouffe ?
— Elle respire pas, idiot. C’est qu’une poupée et Ellen elle dit que j’en aurai marre bientôt.
— Ellen a rien dans le ciboulot.
— C’est ma copine. » Pete nota avec un certain amusement qu’elle n’avait pas exactement opposé un démenti. « Mais elle a sûrement raison. Tout le monde grandit.
— Pas toi. Tu seras toujours ma petite sœur. Et t’endors pas. Tu retournes dans ta chambre dans cinq minutes.
— Dix.
— Six. »
Elle réfléchit.
« OK. »
Un grognement étouffé leur parvint depuis le rez-de-chaussée, suivi du claquement des béquilles. Pete suivit le bruit jusque dans la cuisine où son père s’assoirait, allumerait une cigarette et soufflerait la fumée par la porte de derrière grande ouverte. Ce qui déclencherait la chaudière, et la chaudière brûlait pas du mazout, d’après leur mère, mais des billets de banque.
« Tu crois qu’ils vont divorcer ? »
Pete reçut un double choc : celui de la question d’abord, puis de son pragmatisme adulte. Il s’apprêtait à dire : Non, bien sûr que non, et puis il se rappela à quel point il détestait les films où les adultes mentent aux enfants, autant dire tous les films.
« Je sais pas. Pas ce soir, en tout cas. Les tribunaux sont fermés. »
Tina gloussa. C’était probablement bon signe. Il attendit qu’elle dise autre chose. Mais non. Les pensées de Pete retournèrent à la malle enterrée sous la berge, au pied de l’arbre. Il avait réussi à tenir ces pensées à distance pendant qu’il faisait ses devoirs, mais…
Non, c’est pas vrai. J’y ai pensé tout le temps.
« Teenie ? T’as pas intérêt à t’endormir.
— Je m’endors pas… »
Mais pas loin, d’après le son de sa voix.
« Qu’est-ce que tu ferais si tu trouvais un trésor ? Un coffre enterré rempli de bijoux et de doublons d’or ?
— C’est quoi des doublons ?
— Des pièces d’autrefois.
— Je le donnerais à papa et maman. Pour qu’ils se disputent plus. Pas toi ?
— Si, dit Pete. Allez, retourne dans ton lit maintenant, avant que je doive te porter moi-même. »
L’assurance-maladie de Tom Saubers ne lui donnait plus droit qu’à deux jours de rééducation par semaine maintenant. Un fourgon médical venait le chercher tous les lundis et vendredis à neuf heures et le ramenait à seize heures, après l’hydrothérapie et une réunion où des gens souffrant de blessures de longue durée et de douleurs chroniques s’asseyaient en cercle et parlaient de leurs problèmes. Tout ça pour dire que ces jours-là, il n’y avait personne à la maison pendant sept heures.
Le jeudi soir, Pete alla se coucher en se plaignant d’avoir mal à la gorge. Le lendemain matin, il se leva en disant qu’il avait toujours mal et qu’en plus, il pensait avoir de la fièvre.
« C’est vrai, tu as le front brûlant », dit Linda après avoir posé la face interne de son poignet sur son front. Pete l’espérait bien, après avoir gardé la figure au ras de sa lampe de chevet avant de descendre. « Si ça ne va pas mieux demain, il faudra aller voir le docteur.
— Ça c’est une idée ! » s’exclama Tom depuis son côté de la table où il tripatouillait ses œufs brouillés. On aurait dit qu’il n’avait pas dormi de la nuit. « Un spécialiste, peut-être ! Laissez-moi juste appeler Shorty le Chauffeur. Tina est prioritaire sur la Rolls pour son cours de tennis au country-club mais je crois que la Lincoln est disponible. »
Tina rigola. Linda lança un regard noir à Tom mais, avant qu’elle puisse lui répondre, Pete dit qu’il se sentait pas si mal que ça, qu’un jour de repos à la maison suffirait sûrement à le retaper. Et que sinon, le week-end le ferait.
« Je suppose. » Sa mère soupira. « Tu veux manger quelque chose ? »
Oui, il avait faim, mais il jugea préférable de rien dire vu qu’il était censé être malade. Il mit ses mains devant sa bouche et fit semblant de tousser.
« Non, peut-être juste un peu de jus de fruits. Et puis je crois que je vais remonter me coucher. »
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