— Le dernier est nul ! hurla Morris.
— Tu n’as pas besoin de hausser le ton, Morris. De hurler comme ça. Tu peux défendre ton point de vue sans t’énerver. » Et voilà le sourire qu’il détestait tant, si mince et si tranchant. « Nous pouvons discuter tranquillement.
— Mais je veux pas discuter, merde !
— Et pourtant on devrait ! s’exclama Anita en souriant. Étant donné que j’ai passé ma journée — je ne dirais pas perdu ma journée — à essayer de comprendre mon intellectuel de fils égocentrique et plutôt prétentieux, qui collectionne par ailleurs les C en cours. »
Elle attendit qu’il réponde. Il n’allait pas lui donner ce plaisir. Tout était piégé avec elle. Elle pouvait l’aplatir comme elle voulait et, à cet instant, c’était ça qu’elle voulait.
« J’ai remarqué que les deux premiers tomes étaient bien abîmés, presque en lambeaux, usés jusqu’à la corde. Ils foisonnent de surlignages et de notes, dont certaines témoignent du bourgeonnement — je ne dirais pas floraison , on ne peut pas vraiment employer ce terme, n’est-ce pas, du moins pas encore — d’un esprit critique perspicace. Mais le troisième a l’air presque neuf et il n’est pas du tout annoté. Tu n’aimes pas ce qui lui est arrivé, n’est-ce pas ? Tu n’aimes plus ton Jimmy une fois qu’il a — et par transfert logique, l’auteur — grandi.
— C’est un vendu ! »
Morris serrait les poings. Il avait le visage en feu et palpitant, comme après la raclée que lui avait foutue Womack devant tout le monde ce jour-là à la cafèt’. Mais Morris lui en avait balancé une belle, et il avait envie d’en balancer une aujourd’hui. Il en avait besoin.
« C’est Rothstein qui l’a vendu ! Si t’arrives pas à voir ça, t’es complètement débile !
— Non », dit-elle. Son sourire avait disparu. Elle se pencha en avant, posa son verre sur la table basse, sans quitter une seconde Morris des yeux. « C’est là que tu te trompes. Un bon romancier ne guide pas ses personnages, il les suit. Un bon romancier ne crée pas les événements de son histoire, il les regarde se dérouler et ensuite il les écrit. Un bon romancier finit par réaliser qu’il est secrétaire, et non pas Dieu.
— C’est pas le personnage de Jimmy ! Ce connard de Rothstein l’a changé ! Il en a fait un bouffon ! Il en a fait un… un Monsieur-tout-le-monde ! »
Morris détestait la faiblesse de son argument, et il détestait le fait que sa mère l’ait poussé à défendre une position qui n’avait pas besoin d’être défendue, qui s’imposait comme une évidence à n’importe quel crétin doté d’un demi-cerveau et d’un minimum de sentiments.
« Morris. » Voix toute douce : « Il fut un temps où j’aurais voulu être la version féminine de Jimmy Gold, tout comme tu aimerais être Jimmy aujourd’hui. Jimmy Gold, ou quelqu’un comme lui, c’est l’île déserte où la plupart des adolescents vont s’exiler en attendant de devenir des adultes. Ce qu’il faut que tu comprennes — ce que Rothstein a fini par comprendre, au bout de trois livres —, c’est qu’on devient presque tous comme tout le monde. Je le suis devenue. » Elle regarda autour d’elle. « Sinon, pourquoi on vivrait ici, dans Sycamore Street ?
— Parce que t’as été conne et que t’as laissé mon père nous plumer ! »
Elle grimaça ( touché, joli coup , exulta Morris), mais aussitôt le sourire en coin retroussa de nouveau ses lèvres. Comme un bout de papier se consumant dans un cendrier.
« Il y a de la vérité dans ce que tu dis, je l’admets, même si c’est cruel de ta part de rejeter ça sur moi. Mais t’es-tu seulement demandé pourquoi il nous a plumés ? »
Morris resta silencieux.
« Parce qu’il refusait de grandir. Ton père est un Peter Pan bedonnant qui s’est trouvé une fille de la moitié de son âge pour jouer les Fées Clochette au lit.
— Remets mes livres où tu les as trouvés ou balance-les », dit Morris d’une voix qu’il reconnut à peine. Une voix qui, pour son plus grand effroi, ressemblait à celle de son père : « Je m’en fous. Je me casse d’ici et je reviens pas.
— Bien sûr que tu vas revenir », répondit-elle, et elle avait raison, sauf qu’il mit presque un an à revenir et qu’à ce moment-là, elle ne le connaissait plus. En admettant qu’elle l’ait connu un jour. « Et tu devrais relire ce troisième roman encore une ou deux fois, je crois. »
Elle dut élever la voix pour dire le reste parce qu’il était en train de se précipiter vers l’entrée, en proie à des émotions si fortes qu’elles l’aveuglaient.
« Aie un peu de compassion ! Rothstein en a eu, lui, et c’est ce qui sauve ce dernier tome ! »
Le claquement de la porte la coupa net.
Morris marcha jusqu’au trottoir tête baissée, puis il se mit à courir. Il y avait une rue commerçante avec un magasin d’alcools à trois blocs de chez lui. Arrivé là-bas, il s’assit sur le râtelier à vélos devant Hobby Terrific et attendit. Les deux premiers gars qu’il interpella refusèrent d’accéder à sa demande (le second avec un sourire sur lequel Morris aurait bien balancé son poing), mais le troisième portait des fringues de friperie et tanguait dangereusement sur bâbord. Il accepta d’acheter à Morris une bouteille de cinquante centilitres pour deux dollars ou d’un litre pour cinq dollars. Morris opta pour le litre, puis alla s’installer pour le boire au bord du ruisseau qui traversait la friche entre Sycamore et Birch Street. Le soleil commençait déjà à se coucher. Il avait aucun souvenir d’avoir fait le trajet jusqu’à Sugar Heights dans la voiture volée mais, arrivé là-bas, il avait décroché la méga timbale, comme aurait dit Larsen l’Obscène, aucun doute là-dessus.
De qui est-ce la faute, Morris ?
Il supposait qu’on pouvait attribuer une petite partie de la faute au pochetron qui avait acheté un litre de whisky à un enfant mineur, mais c’était surtout la faute de sa mère, et au moins une bonne chose en était sortie : quand le juge avait prononcé sa peine, il n’y avait plus aucune trace de ce sourire en coin sarcastique. Il avait enfin réussi à l’effacer de son visage.
Pendant les journées de confinement en cellule (il y en avait au moins une par semaine), Morris s’allongeait sur sa couchette, les mains croisées derrière la tête, et pensait au quatrième Jimmy Gold, se demandant s’il renfermait la rédemption qu’il avait tant espérée depuis Le Coureur ralentit . Était-il possible que Jimmy ait retrouvé ses vieux rêves et ses espoirs ? Sa fureur de vivre ? Si seulement il avait eu deux jours de plus avec les carnets ! Même un seul !
Il doutait que même John Rothstein ait réussi à rendre un tel retournement plausible. D’après les observations personnelles de Morris (ses parents étant ses principaux modèles), lorsque le feu s’éteignait, il ne se ranimait généralement jamais. Et pourtant, il arrivait que certaines personnes changent. Il se rappelait avoir suggéré cette possibilité à Andy Halliday un jour, au cours d’une de leurs fréquentes discussions à l’heure du déjeuner. C’était au Happy Cup, juste au bout de la rue de Grissom Books, là où travaillait Andy, et c’était pas longtemps après que Morris avait laissé tomber la fac, décidant que ce qui passait là-bas pour de l’enseignement supérieur était des conneries dénuées d’intérêt.
« Nixon a changé, avait dit Morris. L’anti-coco qu’il était a libéralisé les relations commerciales avec la Chine. Et Lyndon Johnson a fait passer le projet de loi pour les droits civiques au Congrès. Si une vieille hyène raciste comme lui est capable de changer de position comme ça, j’imagine que tout est possible.
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