— Les politiques. » Andy renifla comme s’il avait une mauvaise odeur dans le nez. C’était un gars maigrichon, aux cheveux coupés en brosse, à peine plus vieux que Morris. « Eux, ils changent par opportunisme, pas par idéalisme. Les gens ordinaires font même pas ça. Ils peuvent pas. S’ils refusent d’obéir, ils sont punis. Ensuite, après la punition, ils disent OK, oui monsieur, et ils se plient au programme comme les bons petits robots qu’ils sont. Regarde les opposants à la guerre du Vietnam. La plupart d’entre eux vivent des vies de petits-bourgeois maintenant. Gros et gras, heureux et républicains. Ceux qui ont refusé de se soumettre sont en prison. Ou en cavale, comme Katherine Ann Power.
— Tu peux pas dire que Jimmy Gold est ordinaire ! » s’exclama Morris.
Andy lui avait adressé un regard paternaliste.
« Oh, je t’en prie. Toute son histoire c’est rien d’autre qu’une longue épopée vers le conformisme. Le but de la culture américaine, c’est de créer une norme , Morris. Ce qui veut dire que les gens hors norme doivent être recadrés, et c’est ce qui arrive à Jimmy. Il finit publicitaire , bordel. Si c’est pas les meilleurs agents de la norme dans ce pays de dégénérés ! C’est le propos central de Rothstein. » Il secoua la tête. « Si c’est de l’optimisme que tu cherches, achète un roman Harlequin. »
Morris pensait que Andy dissertait simplement pour le plaisir de disserter. Des yeux de fanatique luisaient derrière ses lunettes à monture de corne, mais Morris cernait quand même l’homme. Il était fanatique des livres en tant qu’objets, pas des histoires et des idées qu’ils contenaient.
Ils déjeunaient ensemble deux à trois fois par semaine, habituellement au Cup, d’autres fois en face de Grissom Books, sur les bancs publics de Government Square. C’était pendant l’une de ces pauses-déjeuner qu’Andy Halliday avait pour la première fois fait allusion à la rumeur persistante selon laquelle John Rothstein avait continué à écrire mais que son testament précisait que tout devrait être brûlé à sa mort.
« Non ! s’était écrié Morris, sincèrement blessé. C’est pas possible un truc pareil. Si ? »
Andy haussa les épaules.
« Si c’est dans le testament, tout ce qu’il a écrit depuis qu’il a disparu de la circulation vaut autant que des cendres.
— Tu dis des conneries.
— Le truc à propos du testament est peut-être qu’une rumeur, je te l’accorde, mais dans les cercles de libraires, il est largement admis qu’il n’a jamais arrêté d’écrire.
— Les cercles de libraires, avait répété Morris, sceptique.
— On a notre propre téléphone arabe, Morris. C’est sa femme de ménage qui fait ses courses, OK ? Et pas que la bouffe. Une fois par mois à peu près, elle va chez White River Books à Berlin, c’est ce qui se rapproche le plus d’une ville pas loin de chez lui, pour récupérer des livres qu’il commande par téléphone. Elle a raconté aux gens qui bossent là-bas qu’il écrit tous les jours de six heures du matin à deux heures de l’après-midi. Le patron l’a répété à d’autres bouquinistes à la Foire du Livre de Boston, et la rumeur s’est propagée.
— Bordel de merde », avait murmuré Morris.
Cette conversation avait eu lieu en juin 1976. La dernière nouvelle publiée par Rothstein, La Parfaite Tarte à la banane , était parue en 1960. Si Andy disait vrai, alors Rothstein accumulait inédit sur inédit depuis seize ans. À ne serait-ce que huit cents mots par jour, ça faisait… Morris n’arrivait pas à compter, mais ça faisait beaucoup.
« Bordel de merde, comme tu dis, répéta Andy.
— Si y veut vraiment que tout soit brûlé à sa mort, il est complètement taré !
— Comme la plupart des écrivains. »
Andy se pencha vers Morris, le sourire aux lèvres, comme si ce qu’il s’apprêtait à dire était une blague. Et peut-être que c’en était une. Du moins pour lui.
« Tu veux que je te dise, quelqu’un devrait monter une mission de sauvetage. Peut-être même toi, Morris. Après tout, t’es son fan numéro un.
— Pas moi, non, répondit Morris, pas après ce qu’il a fait à Jimmy.
— Détends-toi, mec. Tu peux pas en vouloir à un homme d’avoir suivi son inspiration.
— Bien sûr que si.
— Alors braque-le, répliqua Andy en souriant toujours. Appelle ça un vol de protestation pour la noble cause de la littérature américaine. Et ramène-moi les manuscrits. Je les garderai un moment, puis je les vendrai. Si c’est pas du charabia de vieux gâteux, on pourrait en tirer jusqu’à un million de dollars. Je partagerai avec toi. Moite-moite, mon pote.
— On se ferait choper.
— J’pense pas, avait répondu Andy Halliday. Y a moyen de faire ça bien.
— Combien de temps tu devrais attendre avant de pouvoir les vendre ?
— Oh, quelques années », avait répondu Andy avec un geste désinvolte de la main comme s’il parlait de quelques heures. « Cinq peut-être. »
Un mois plus tard, complètement écœuré de vivre dans Sycamore Street et hanté par l’idée de tous ces manuscrits inédits, Morris chargea sa vieille Volvo et partit pour Boston où il fut embauché par un entrepreneur du bâtiment pour la construction de plusieurs lotissements en banlieue. Le boulot l’avait presque tué au début, puis il avait pris un peu de muscle (pas qu’il ressemblerait jamais à Duck Duckworth) et il s’en était mieux sorti après ça. Il s’était même fait deux copains : Freddy Dow et Curtis Rogers.
Un jour, il avait téléphoné à Andy :
« Tu pourrais vraiment en vendre, des manuscrits inédits de Rothstein ?
— Aucun doute, répondit Andy Halliday. Pas de suite, comme je te l’ai dit, mais qu’est-ce qu’on en a à foutre ? On est jeunes. Pas lui. Le temps jouerait en notre faveur. »
Ouais, du temps pour lire tout ce que Rothstein avait écrit depuis La Parfaite Tarte à la banane . L’argent — même un demi-million de dollars — était secondaire. Je suis pas un mercenaire, se dit Morris. Je suis pas intéressé par le Billet d’Or. Cette connerie c’est des conneries. Donnez-moi assez pour vivre — juste un peu, comme une subvention — et je serai plus qu’heureux.
Moi, je suis un érudit .
Les week-ends, il se mit à aller jusqu’à Talbot Corners dans le New Hampshire. En 1977, il commença à emmener Curtis et Freddy avec lui. Peu à peu, un plan prit forme. Un plan simple, efficace. Le cambriolage de base.
Les philosophes ont débattu du sens de la vie pendant des siècles sans jamais vraiment parvenir à la même conclusion. Morris aussi s’était penché sur la question durant ses années de prison, mais son questionnement à lui était plus pratique que cosmique. Il voulait connaître le sens de « à vie » d’un point de vue juridique. Et ce qu’il avait découvert était carrément schizo. Dans certains États, « à vie » voulait dire exactement ça. T’étais censé être détenu jusqu’à ce que tu crèves, sans possibilité de libération conditionnelle. Dans d’autres États, la libération conditionnelle était envisagée au bout de deux ans à peine. Cinq, sept, dix, ou quinze, dans d’autres. Dans le Nevada, elle était accordée (ou pas) selon un système de points compliqué.
En 2001, la condamnation à vie moyenne d’un homme dans les prisons américaines était de trente ans et quatre mois.
Dans l’État où Morris purgeait sa peine, les législateurs s’étaient basés sur des données démographiques pour inventer leur propre définition ésotérique de « à vie ». En 1979, date de la condamnation de Morris, l’Américain mâle moyen vivait jusqu’à soixante-dix ans ; Morris, qui avait vingt-trois ans à l’époque, pouvait donc considérer que sa dette envers la société serait payée dans quarante-sept ans.
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