Morris recopia cette phrase en lettres gothiques à l’aide d’un kit de pochoirs et la punaisa à la porte de sa chambre, celle-là même qu’occuperait plus tard un garçon nommé Peter Saubers.
Sa mère la vit accrochée là, sourit de son sourire en coin sarcastique et ne releva pas. Du moins pas tout de suite. Leur différend au sujet de la trilogie Gold survint deux ans plus tard, une fois qu’elle-même eut dévoré les livres. Suite à leur engueulade, Morris s’était soûlé ; suite à quoi il était entré par effraction dans une maison de Sugar Heights et l’avait vandalisée ; suite à sa condamnation pour voie de fait, il avait purgé neuf mois de détention au Centre pour Mineurs de Riverview.
Mais avant tout ça, il y avait eu la sortie du Coureur ralentit, que Morris lut en sentant monter en lui une horreur grandissante. Jimmy se mariait avec une gentille fille. Jimmy décrochait un boulot dans la pub. Jimmy commençait à s’empâter. La femme de Jimmy tombait enceinte du premier des trois petits Gold et ils déménageaient en banlieue pavillonnaire. Jimmy s’y faisait des amis. Lui et sa femme organisaient des barbecues dans leur jardin. Jimmy présidait le gril avec un tablier qui disait LE CHEF A TOUJOURS RAISON. Jimmy trompait sa femme et sa femme le lui rendait bien. Jimmy prenait de l’Alka-Seltzer pour ses aigreurs d’estomac et un truc appelé du Miltown pour ses gueules de bois. Et surtout, Jimmy courait après le Billet d’Or.
Morris avait lu ces terribles développements avec une consternation toujours plus vive et une rage croissante. Il supposa qu’il ressentait ce que sa mère avait ressenti quand elle avait découvert que son mari, qu’elle croyait sagement à sa botte, avait vidé tous leurs comptes en banque tout en continuant à se démener, s’empressant toujours d’obéir à ses ordres sans jamais lever une seule fois la main pour baffer ce sourire en coin sarcastique sur son visage de bêcheuse sur-diplômée.
Morris continua d’espérer que Jimmy se réveillerait. Qu’il se rappellerait qui il était — ou qui il avait été — et qu’il renoncerait à la vie creuse et stupide qu’il menait. Au lieu de ça, Le Coureur ralentit s’achevait avec Jimmy Gold célébrant sa plus grande réussite publicitaire — le Duzzy-Doo, pour l’amour du ciel — et vociférant un vaniteux Attendez de voir l’année prochaine !
Au Centre de Détention pour Mineurs, Morris était contraint de voir un psy une fois par semaine. Le psy s’appelait Curtis Larsen. Les garçons le surnommaient Larsen l’Obscène. Larsen l’Obscène clôturait toujours leur séance par la même question : « De qui est-ce la faute, Morris, si tu es ici ? »
La plupart des gars, même les plus abyssalement cons d’entre eux, connaissaient la réponse à cette question. Morris aussi la connaissait, mais il refusait de la donner.
« De ma mère », répondait-il à tous les coups.
Lors de leur dernière séance, peu de temps avant la fin de peine de Morris, Larsen l’Obscène croisa les mains sur son bureau et regarda Morris durant de longues et silencieuses secondes. Morris savait que Larsen l’Obscène attendait qu’il baisse les yeux. Ce qu’il refusait de faire.
« Dans mon boulot, finit par dire Larsen l’Obscène, ta réponse a un nom. On appelle ça le déni de culpabilité. Penses-tu revenir ici si tu continues à pratiquer le déni de culpabilité ? Il est presque certain que non. Tu auras dix-huit ans dans quelques mois, alors la prochaine fois que tu décrocheras la timbale — car il y aura une prochaine fois —, tu seras jugé par un tribunal pour adultes. Sauf si bien sûr tu décides de changer. Donc pour la dernière fois, Morris : de qui est-ce la faute si tu es ici ?
— De ma mère », répondit Morris sans hésitation.
Parce que c’était pas du déni de culpabilité, c’était la vérité. La logique était imparable.
Entre quinze et dix-sept ans, Morris avait relu les deux premiers tomes de la trilogie Gold de manière obsessionnelle, surlignant et annotant. Il avait relu Le Coureur ralentit une seule fois, et en se forçant. Chaque fois qu’il l’ouvrait, il avait une boule de plomb qui se formait au creux du bide parce qu’il savait ce qui allait se passer. Son ressentiment envers le créateur de Jimmy Gold grandissait. Que Rothstein ait osé démolir Jimmy comme ça ! Qu’il lui ait même pas accordé le droit de partir auréolé de gloire, mais qu’il l’ait laissé vivre ! Se compromettre, magouiller et croire que coucher avec la pouffiasse de vendeuse d’Amway du bout de la rue faisait de lui un rebelle !
Morris pensa lui écrire une lettre pour demander — non, exiger — des explications mais il savait d’après l’article du Time que ce fils de pute ne lisait même pas le courrier de ses fans, alors y répondre…
Comme le suggérerait Ricky le Hippie à Pete Saubers des années plus tard, la plupart des jeunes gens qui s’éprennent des œuvres d’un auteur en particulier — des Vonnegut, des Hesse, des Brautigan et des Tolkien — finissent par se trouver de nouvelles idoles. Vu son désenchantement vis-à-vis du Coureur ralentit , c’est ce qui aurait pu arriver à Morris. S’il n’y avait pas eu l’accrochage avec la salope déterminée à lui pourrir la vie depuis qu’elle ne pouvait plus planter ses griffes dans l’homme qui lui avait pourri la sienne. Anita Bellamy et son Pulitzer raté de justesse encadré, son dôme laqué de cheveux teints en blond et son sourire en coin sarcastique.
Pendant ses vacances de février 1973, elle avait lu les trois tomes de la trilogie Jimmy Gold en une journée. Et c’était ses exemplaires à lui, ses exemplaires privés qu’elle était allée chercher sur l’étagère de sa chambre . Quand il était rentré, les livres jonchaient la table basse, Le Coureur voit de l’action s’imbibant d’un cercle de condensation laissé par son verre de vin. Ce fut l’une des rares fois dans sa vie d’adolescent où Morris resta sans voix.
Ce ne fut pas le cas d’Anita.
« Tu parles de ces bouquins depuis bien un an maintenant, alors je me suis enfin décidée à voir pourquoi ils t’emballaient autant. » Elle sirota son vin. « Et puisque je suis en vacances, je les ai lus. Je pensais que ça me prendrait plus d’une journée, mais honnêtement, il n’y a pas vraiment de contenu , là-dedans, si ?
— T’es… » Il s’étrangla un instant. Puis : « T’es rentrée dans ma chambre !
— Ça ne te pose pas de problème quand je rentre pour changer tes draps, ou pour ranger tes habits, bien propres et bien pliés. Tu croyais peut-être que c’était la Fée de la Lessive qui s’occupait de toutes ces menues corvées ?
— C’est mes livres ! Ils étaient rangés sur mon étagère spéciale ! T’avais pas le droit de les prendre !
— Je serais ravie de les remettre à leur place. Et ne t’inquiète pas, je n’ai pas touché aux magazines sous le lit. Je sais que les garçons ont besoin de… divertissement. »
Il s’avança sur des jambes aussi raides que des échasses et récupéra les livres avec des mains comme des crochets. La quatrième de couverture du Coureur voit de l’action était trempée à cause de son foutu verre et il pensa : Si un volume de la trilogie devait être mouillé, pourquoi c’est pas tombé sur Le Coureur ralentit ?
« Je reconnais que ce sont des objets intéressants. » Elle s’était mise à parler de sa voix de conférencière éclairée : « Disons qu’ils montrent tout au plus la maturation d’un écrivain légèrement talentueux. Les deux premiers sont terriblement simplistes, bien sûr, comme peut l’être Tom Sawyer comparé à Huckleberry Finn , mais le dernier — quoique en rien comparable à Huck Finn — montre une certaine maturité, je te l’accorde.
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