Quelques commandes récentes nous permettent de nous rassurer sur l’avenir à court terme de notre entreprise, mais elles ne sont pas suffisamment pérennes pour nous permettre de nous engager durablement auprès de nouveaux collaborateurs.
Votre mission au sein de BLC–Consulting s’est déroulée dans des conditions globalement satisfaisantes et, au-delà de quelques difficultés toutes ponctuelles, nous sommes heureux d’avoir pu vous offrir l’occasion d’une expérience valorisante qui sera un atout dans la présentation de votre cursus à d’éventuels employeurs.
Je comprends votre étonnement quant à notre acceptation de la candidature de M. Thomas Jaulin pour un stage non rémunéré de cinq mois au sein de BLC–Consulting. Notre acceptation reposait sur la certitude que vous ne souhaitiez pas prolonger votre stage au-delà du 30 mai, mais il va de soi que, eu égard à votre bonne connaissance de nos activités et à votre intégration satisfaisante au sein de notre équipe, notre offre à M. Jaulin serait immédiatement repoussée si vous souhaitiez poursuivre votre stage actuel.
Je reste dans l’attente de votre réponse.
Bien cordialement,
Bertrand Lacoste
La situation est claire et clairement favorable.
À mon avis, je serai le mieux équipé.
Je vais être le meilleur parce que j’ai travaillé fort et certainement même plus fort que tous les autres réunis.
J’en suis là de mes réflexions lorsque, vers 19 heures, le téléphone sonne.
Le haut-parleur est branché.
Ce n’est pas un nouvel appel de Lucie. Je connais cette voix. Une femme. Jeune.
— Je m’appelle Olenka Zbikowski.
Intrigué et méfiant, je m’approche du haut-parleur.
— Nous nous sommes rencontrés récemment chez BLC–Consulting, lorsque vous avez passé des tests. C’est moi qui…
Quand je comprends qui elle est, je me précipite à ce point sur le téléphone que je le renverse, je dois passer la main sous le meuble pour récupérer le combiné. Je hurle :
— Allô !
Je n’ai fait que trois pas et une flexion mais je suis aussi essoufflé qu’après une course de fond. Je suis terrifié par cet appel, parce qu’il n’est pas du tout dans l’ordre des choses.
— Monsieur Delambre ?
Je confirme oui, c’est moi, ma voix trahit ma panique, la fille s’excuse, je la revois d’ailleurs bien cette fille quand elle nous a distribué les épreuves du test.
Elle veut me rencontrer. Tout de suite.
Ça n’est pas normal.
— Pourquoi ? Dites-moi pourquoi !
Elle entend combien je suis retourné par cet appel.
— Je ne suis pas très loin de chez vous. Je peux être là dans vingt minutes.
Ces vingt minutes, c’est vingt heures, c’est vingt ans.
Ça se passe dans le petit jardin, à côté de la place. Nous sommes assis sur un banc. Les réverbères s’allument un à un. Il y a peu de monde dans les rues. La fille est moins jolie que dans mon souvenir. C’est sans doute qu’elle n’est pas maquillée. Elle prend son élan et elle m’annonce la fin du monde.
Avec des mots simples.
— Officiellement, vous êtes quatre candidats, mais trois d’entre vous ne serviront que pour le décor. Le poste sera attribué à une candidate nommée Juliette Rivet. Vous n’avez aucune chance. Vous n’êtes qu’un faire-valoir.
L’information fait le tour d’un paquet de neurones sans réussir à en percer la gangue. Elle reprend son trajet et s’insinue finalement entre deux synapses. L’étendue du cataclysme commence à m’apparaître.
— Juliette Rivet est une amie très proche de Bertrand Lacoste, poursuit la jeune fille. C’est elle qui sera choisie. Alors, il a sélectionné trois candidats faire-valoir. Le premier parce qu’il a un profil international qui va flatter le client, un autre parce qu’il a une expérience vaguement similaire, mais Lacoste s’arrangera pour minorer leurs résultats. Vous, vous avez été choisi pour votre âge. Selon Lacoste : « En ce moment, un senior, ça fait bien dans le tableau. »
— Mais, c’est Exxyal qui choisit, pas lui !
Elle est surprise :
— Comment savez-vous que c’est Exxyal qui recrute ?
— Répondez-moi…
— Je ne sais pas comment vous savez ça, mais Exxyal ne contestera pas le diagnostic de Lacoste. À compétence à peu près égale, ils vont embaucher le candidat qui sera préféré par le cabinet auquel ils font confiance. Point final.
Je regarde autour de moi, mais c’est comme à travers une brume. Je vais me trouver mal. Mon ventre se noue et me tord jusque dans les reins.
— Ce poste n’est pas pour vous, monsieur Delambre. Vous n’avez absolument aucune chance.
Je suis tellement désorienté, tellement égaré qu’elle se demande si elle a bien fait de me prévenir. Je dois faire peur à voir.
— Mais… pourquoi vous venez me le dire ?
— J’ai aussi informé les deux autres candidats.
— Quel est votre intérêt, à vous ?
— Lacoste m’a utilisée, pressurée, vidée et finalement remerciée. Je vais faire en sorte que sa magnifique opération échoue faute de participants. Sa candidate sera la seule à se présenter. Ce sera une gifle personnelle et vis-à-vis de son client, une catastrophe. C’est un peu puéril, je reconnais, mais ça soulage.
Elle se lève.
— Le mieux pour vous, c’est de ne pas y aller, je vous assure. Je regrette de vous le dire, mais le résultat de vos tests était très mauvais. Vous n’êtes plus dans le coup, monsieur Delambre, vous n’auriez même pas dû être convoqué pour l’entretien. Lacoste vous a retenu comme faire-valoir parce qu’il sait que, même si vous arriviez par miracle à tirer votre épingle du jeu, le client ne voudra jamais un homme de votre âge. Je regrette…
Elle fait un geste vague de la main.
— J’y ai mon intérêt, je le reconnais, mais je vous dis ça aussi pour vous éviter une démarche inutile et peut-être humiliante. Mon père doit avoir à peu près votre âge et je ne voudrais pas…
Elle est assez fine pour comprendre qu’avec cet argument démagogique, elle est allée un peu trop loin. Elle pince les lèvres. À mon visage ravagé, elle voit bien qu’elle a réussi son coup.
Je suis comme lobotomisé.
Mon cerveau n’a plus aucune réaction.
— Et pourquoi je vous croirais ?
— Parce que depuis le début, vous-même vous n’y croyez pas. C’est même pour cela que vous avez appelé Bertrand il y a… je veux dire Bertrand Lacoste il y a quelques jours. Vous aviez envie d’y croire, mais c’est contre toute logique. Je pense que vous le savez…
J’attends que mon cerveau reprenne son activité.
Quand je relève la tête, la fille n’est plus là, elle est déjà au bout du square, elle se dirige à pas lents vers le métro.
Il fait nuit maintenant. Je n’ai pas allumé la lumière. La fenêtre grande ouverte du salon laisse passer la lueur vague des réverbères.
Je suis seul dans l’appartement saccagé.
Nicole est partie.
Je me suis battu avec mon gendre. Ma fille et lui attendent leur argent.
Le procès avec les Messageries va démarrer dans quelques semaines.
Soudain, la sonnerie de l’interphone.
Lucie. Elle est en bas.
Elle a appelé, rappelé, elle s’inquiète. Je me lève mais, arrivé à la porte, je renonce. Je m’écroule sur les genoux et je me mets à pleurer.
La voix de Lucie se fait suppliante.
— Ouvre, papa.
Elle sait que je suis là parce que les fenêtres sont ouvertes et la lumière allumée. Je ne peux plus faire un geste.
C’est la faillite. Il est temps de capituler.
Les larmes montent et montent encore. C’est le premier grand bonheur depuis longtemps de pouvoir pleurer à ce point. La seule chose d’absolument vraie. Sanglots de désarroi, je suis anéanti. Inconsolable.
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