Sur ses habitudes : à sa carte d’entreprise, je vois qu’elle ne mange qu’irrégulièrement à la cantine de Percy’s, qu’elle aime le cinéma (carte de fidélité au Balzac), qu’elle n’emporte pas beaucoup d’argent sur elle (moins de trente euros dans son porte-monnaie), qu’elle est inscrite à un cycle de conférences sur les sciences cognitives à la Villette.
Et enfin, le plus important : les clés de l’appartement, celles de la voiture, de la boîte aux lettres, son téléphone portable — j’ai immédiatement recopié les numéros de ses correspondants —, un carnet d’adresses qui doit remonter à loin parce qu’il y a toutes sortes d’écritures, de couleurs de stylos, sa carte d’identité, toute récente (elle est née le 5 novembre 1974 à Paris), une carte d’anniversaire adressée à Valérie Jourdain, 36, rue Courfeyrac à Lyon :
Ma petite choute,
Je ne peux pas supposer qu’une fille plus jeune que moi soit déjà grande.
Tu as promis de monter à la capitale : ton cadeau t’attend.
Vincent t’embrasse. Moi, c’est encore plus : je t’aime. Je t’embrasse aussi.
Bon anniversaire, petite choute. Sois folle.
Enfin, un agenda qui me fournit beaucoup d’éléments très précieux sur les semaines passées et à venir.
J’ai photocopié tout ça et l’ai épinglé sur mon tableau de liège, j’ai fait faire un double de toutes les clés (il y en a dont je ne sais pas à quoi elles correspondent) et je suis allé très vite déposer le tout — à l’exception du porte-monnaie — au commissariat de l’arrondissement voisin. Sophie, soulagée, a récupéré son sac dès le lendemain matin.
Jolie moisson. Et joli coup.
Ce qui est agréable, c’est de se sentir dans l’action. J’ai passé tant de temps (des années…) à réfléchir, à tourner en rond, à laisser les images me remplir la tête, à revoir les photos de famille, le livret militaire de mon père, les photos de mariage où ma mère est si jolie…
15 juillet
Dimanche dernier, Sophie et Vincent sont allés manger en famille. Je les ai suivis de très loin et grâce au carnet d’adresses de Sophie, je me suis rapidement rendu compte qu’ils allaient chez les parents de Vincent à Montgeron. Je m’y suis rendu par un autre chemin et j’ai pu vérifier qu’en ce beau dimanche d’été (pourquoi ne sont-ils pas partis en vacances ?), on déjeunait dans le jardin. J’avais une bonne partie de l’après-midi devant moi. Aussi, je suis rentré à Paris et suis allé visiter leur appartement.
Au début, cette visite m’a procuré un sentiment mélangé. J’étais bien sûr heureux de l’immense potentiel que recélait la situation — accéder au plus intime de leur vie —, mais en même temps j’étais chagriné, sans bien savoir par quoi. Il m’a fallu du temps pour comprendre. C’est qu’en fait, ce Vincent, je ne l’aime pas. Je me rends compte à présent qu’il m’a tout de suite déplu. Je ne vais pas commencer à faire du sentiment, mais il y a chez cet homme quelque chose qui m’a été spontanément antipathique.
L’appartement possède deux chambres dont l’une, transformée en bureau, comprend une station informatique assez moderne. C’est un matériel que je connais bien mais je vais tout de même télécharger les notices techniques. Ils disposent d’une jolie cuisine, suffisamment grande pour y prendre un petit déjeuner à deux, une belle salle de bains avec deux vasques et chacun sa petite armoire. Je me renseignerai plus précisément mais un appartement comme celui-ci doit valoir cher. Il est vrai qu’ils gagnent tous deux très bien leur vie (leurs feuilles de paie se trouvent dans le bureau).
Il y avait suffisamment de lumière et j’ai pris beaucoup de photos, sous tous les angles, assez pour reconstituer l’appartement tout entier. Photos des tiroirs ouverts, des placards ouverts, de certains documents (comme le passeport de Vincent, des photos de famille de Sophie, des photos d’elle et de Vincent remontant, semble-t-il, à plusieurs années, etc.). Je suis allé voir les draps, ils semblent avoir une activité sexuelle normale.
Je n’ai rien dérangé, je n’ai rien pris. Ma visite restera totalement transparente. J’ai prévu d’y retourner prochainement pour recueillir tous les codes de leurs boîtes e-mail, banque, MSN, intranets professionnels, etc. Cela me demandera deux ou trois heures — pour une fois que mon diplôme en informatique me servira à quelque chose de réellement utile —, je dois donc prendre toutes les précautions. Ensuite, je n’y reviendrai que lorsque j’aurai des raisons sérieuses de le faire.
17 juillet
Je n’avais pas à me précipiter : les voilà partis en vacances. Grâce à la boîte e-mail de Sophie, je sais qu’ils sont en Grèce et qu’ils ne rentreront pas avant le 15 ou le 16 août. Ça me laisse du temps pour me retourner. Je dispose de leur appartement pendant toute leur absence.
Il me faudrait un contact tout près d’eux, un voisin ou un collègue qui pourrait me donner de bons renseignements sur leur vie.
1 er août
Je fourbis tranquillement mes armes. Il paraît que Napoléon voulait qu’on lui présente des généraux chanceux. On a beau avoir de la patience, de la détermination, le facteur chance intervient toujours tôt ou tard. Pour l’instant, je suis un général heureux. Même si, en pensant à maman, j’ai souvent le cœur lourd. Je pense trop à elle. Je pense trop à son amour qui me manque. Elle me manque trop. Heureusement qu’il y a Sophie.
10 août
J’ai interrogé plusieurs agences immobilières, malheureusement sans succès. J’ai dû visiter plusieurs appartements dont je savais très bien qu’ils ne m’intéresseraient pas, mais je l’ai fait pour ne pas attirer l’attention. Il faut convenir que ma demande était difficile à formuler… J’ai renoncé après ma visite à la troisième agence. Ensuite, j’ai eu un moment de doute. Et puis, une idée m’est venue, alors que je marchais dans la rue de Sophie. Je crois aux signes. Je suis entré dans l’immeuble qui se trouve juste en face du leur. J’ai frappé à la porte de la concierge, une grosse femme au visage boursouflé. Je n’avais rien préparé, c’est peut-être pour cela que les choses se sont aussi bien passées. J’ai demandé si un appartement était libre. Non, il n’y avait rien. Enfin, rien « qui vaille la peine ». Mon attention a été tout de suite en éveil. Elle m’a fait visiter une chambre au dernier étage. Le propriétaire vit en province et loue son appartement chaque année à des étudiants. Je dis « appartement », en fait ce n’est qu’une chambre avec un coin cuisine, les toilettes sont sur le palier. Cette année, un étudiant a loué la chambre, mais vient juste de se désister et le propriétaire n’a pas eu le temps de la remettre en location.
C’est au sixième. L’ascenseur s’arrête un étage plus bas. En montant, je tâchais de me repérer et je devinais, tandis que nous marchions dans le couloir, que nous ne devions pas être loin de l’appartement de Sophie. En face ! Juste en face ! Lorsque nous sommes entrés j’ai pris soin, malgré mon envie, de ne pas me précipiter à la fenêtre. Après avoir visité (un coup d’œil a suffi puisqu’il n’y a strictement rien à voir), tandis que la concierge me détaillait les règles de vie commune qu’elle impose à « ses locataires » (une suite décourageante d’obligations et d’interdictions en tous genres), je me suis approché de la fenêtre. Celle de Sophie est en face, exactement. Ce n’est plus de la chance, ça tient du miracle. J’ai joué, tout en retenue, le rôle du candidat réflexif. La pièce est meublée de bric et de broc et le lit doit être défoncé comme un terrain de manœuvre, mais peu importe. En faisant mine de vérifier la robinetterie et de jeter un œil au plafond, qui n’a pas connu de peinture depuis des générations, j’ai demandé le prix. Après quoi, j’ai demandé comment il fallait s’y prendre, oui, ça me convenait, comment devait-on faire.
Читать дальше