Ils sont calmes, elle regarde l’heure. Ils savent tous deux ce qu’ils ne sont pas obligés de se dire. Un jour, peut-être… Ils sont deux accidentés de la vie et pour la première fois, elle se demande à quoi ressemble son accident à lui.
— Et ton histoire, à toi, ta vraie histoire, c’est quoi ? demande-t-elle en faisant boucler entre ses doigts les poils de sa poitrine.
— Je suis assez banal…
Et Sophie se demande si c’est sa réponse.
Quand on travaille la nuit, tout est décalé. À l’heure où il s’endort, Sophie se lève et sort de chez elle pour attraper la navette.
Ils sont toujours ensemble : Véronique et le patron du fast-food. Elle les a tués de la même manière. Elle ne sait plus comment. Ils sont tous les deux étendus côte à côte sur la table en inox de la morgue. Comme des mariés. Recouverts d’un drap blanc. Sophie passe près de la table et, bien qu’ils soient morts tous les deux, ils ont les yeux ouverts et suivent son passage d’un air gourmand. Ils ne bougent que les yeux. Lorsqu’elle passe derrière la table, de l’arrière de leur crâne, le sang se met à ruisseler lentement, ils sourient.
— Eh oui !
Sophie se retourne brusquement.
— C’est un peu votre marque de fabrique. Quelques coups bien sonnés à l’arrière du crâne.
Le directeur de l’agence porte une chemise jaune pâle et une cravate verte. Son pantalon boudine son ventre, sa braguette est ouverte. Il s’avance avec l’air d’un professeur de pathologie, il est pédagogique, sûr de lui, précis, chirurgical. Et souriant. Un peu goguenard.
— Voire un seul.
Il est derrière la table et regarde le crâne des défunts. Le sang coule sur le sol et les gouttes s’écrasent sur le ciment peint et aspergent le bas de son pantalon.
— Celle-ci, voyons (il se penche et lit l’étiquette)… Véronique. C’est ça, Véronique. Cinq coups de couteau dans le ventre. Dans le ventre, Sophie, je vous demande un peu ! Bon, passons. Celui-ci (il lit l’étiquette)… David. Bon, pour celui-ci, Sophie, vous n’avez eu qu’à tendre la main. Une batte de base-ball à laquelle David donnait un caractère purement décoratif et le voici le crâne enfoncé avec l’emblème des Red Stockings. Il y a vraiment des destins idiots, non ?
Il s’éloigne de la table et s’approche de Sophie. Elle a le dos collé au mur. Il s’avance en souriant :
— Et puis il y a moi. Moi j’ai eu plus de chance : pas de batte de base-ball, pas de couteau à l’horizon, je m’en suis bien sorti, je ne me plains pas. Si vous aviez pu, vous m’auriez frappé la tête contre le mur et je serais mort comme les autres, par le crâne. Je saignerais moi aussi de l’arrière du crâne.
Et Sophie voit sa chemise jaune gagnée peu à peu par le sang qui s’écoule de l’arrière de son crâne. Il sourit.
— Exactement comme ça, Sophie.
Il est tout près d’elle, elle sent son haleine chargée.
— Vous êtes très dangereuse, Sophie. Pourtant, les hommes vous aiment. Non ? Vous en tuez beaucoup. Vous comptez tuer tous ceux que vous aimez, Sophie ? Tous ceux qui vous approchent ?
22
Ces odeurs, ces gestes, ces moments… Dans le regard de Sophie, tout préfigure ce qui l’attend. Il faudra qu’elle sache partir. Au bon moment. Mais c’est pour plus tard, parce que pour l’heure il faut savoir jouer. Jouer fin. Pas de passion de surface, un attachement rendu possible par une connivence superficielle mais prometteuse. Ils ont passé quatre nuits ensemble. Voici la cinquième. Deux nuits de suite. Parce qu’il faut accélérer le mouvement. Elle a réussi à intervertir ses horaires avec une fille d’une autre équipe pour quelques jours. Il est venu la chercher. Elle passe son bras sous le sien, elle raconte sa journée. La seconde fois, c’est déjà une habitude. Pour le reste, il est attentif jusqu’au scrupule. On dirait parfois qu’il joue sa vie sur chaque geste. Elle tente de le calmer. Elle essaie de donner à leur intimité récente quelque chose de moins factice, de moins artificiel. Elle bricole des choses sur la gazinière de son deux-pièces. Il se détend petit à petit. Au lit, il ne s’occupe d’elle que si elle fait le premier geste. Elle le fait chaque fois. Elle a peur chaque fois. Elle fait comme si. Parfois, de courts instants elle sent qu’elle pourrait être heureuse. Ça la fait pleurer. Il ne le voit pas parce que c’est toujours à la fin, quand il s’endort et qu’elle regarde la pièce dans la pénombre nocturne. Une chance, il ne ronfle pas.
Sophie reste de longues heures ainsi, à laisser rouler en elle les images de sa vie. Les larmes comme toujours coulent seules, sans elle, hors d’elle. Elle glisse vers des sommeils dont elle a peur. Parfois, elle rencontre sa main et s’y accroche.
23
Il fait un froid très sec. Ils sont accoudés à une balustrade en fer, le feu d’artifice vient de débuter. Les gosses courent sur le mail, les parents entrouvrent la bouche en regardant le ciel. Des bruits de guerre. Les explosions sont parfois précédées de sifflements sinistres. Le ciel est orangé. Elle se tient contre lui. Pour la première fois, elle a besoin, vraiment besoin, de se blottir contre lui. Il a passé son bras par-dessus son épaule. Ce pourrait être un autre. C’est lui. Ce pourrait être pire. Elle passe sa main sur sa joue et l’oblige à la regarder. Elle l’embrasse. Le ciel est bleu et vert. Il dit quelque chose qu’elle n’entend pas à cause d’une fusée qui explose juste au même instant. À son air, il a dit quelque chose de gentil. Elle fait « oui » de la tête.
Les parents rassemblent la marmaille, les blagues prévisibles fusent de groupe en groupe. On rentre. Les couples bras dessus bras dessous. Eux peinent à trouver un pas qui leur convienne à tous deux. Ses enjambées à lui sont plus grandes, il piétine un peu, elle sourit, le pousse, il rit, elle sourit. Ils s’arrêtent. C’est sans amour mais il y a quelque chose qui fait du bien, quelque chose qui ressemble à une immense fatigue. Il l’embrasse pour la première fois avec une sorte d’autorité. C’est le début de l’année dans quelques secondes, des Klaxons se font déjà entendre, ceux qui anticipent l’heure pour être certains d’être les premiers. D’un seul coup tout explose, les cris, les sirènes, les rires, les lumières. Une vague de bonheur social plane un instant sur le monde, l’occasion est de commande mais les joies sincères. Sophie dit : « On va se marier ? » C’est une question. « Moi je veux bien… », dit-il en ayant l’air de s’excuser. Elle serre son bras.
Voilà.
C’est fait.
Dans quelques semaines, Sophie sera mariée.
Adieu Sophie-la-Dingue.
Une vie nouvelle.
Ça lui vaut quelques secondes de respiration libérée.
Il sourit en regardant le monde.
3 mai 2000
Je viens de l’apercevoir pour la première fois. Elle s’appelle Sophie. Elle sortait de chez elle. Je n’ai guère distingué que sa silhouette. Visiblement, c’est une femme pressée. Elle est montée en voiture et elle a détalé aussitôt, au point que j’ai eu du mal à la suivre en moto. Par chance, elle a eu des difficultés pour se garer dans le Marais, ce qui m’a bien facilité les choses. Je l’ai suivie de loin. J’ai d’abord cru qu’elle allait faire du shopping, j’aurais alors dû renoncer à la suivre, trop de risques. Mais, par bonheur, elle avait rendez-vous. Elle est entrée dans un salon de thé de la rue des Rosiers et s’est immédiatement dirigée vers une autre femme d’à peu près son âge en regardant sa montre, manière de dire qu’elle était bousculée. Je savais, moi, qu’elle était partie en retard. Flagrant délit de mensonge.
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