Le matin, j’avais mis le réveil très tôt. J’ai eu beaucoup de mal à me lever parce qu’en ce moment je ne parviens pas à m’endormir, je fais des rêves agités, je me réveille épuisé. J’avais fait le plein de la moto. Dès que j’ai vu Sophie fermer les rideaux, je me suis tenu prêt, à l’angle de la rue. Ils ont quitté l’immeuble à 8 heures tapantes. Il m’a fallu dépenser des trésors d’ingéniosité pour ne pas risquer de me faire repérer. J’ai même dû prendre quelques risques. Et tout ça pour rien… Juste avant d’arriver à l’autoroute, Vincent s’est glissé entre deux voitures pour tenter de passer à l’orange. Instinctivement j’ai filé derrière lui, c’était imprudent, je n’ai eu que le temps de freiner pour éviter la collision avec sa voiture, j’ai fait une embardée, j’ai perdu le contrôle, la moto s’est couchée et nous avons glissé ensemble sur une dizaine de mètres. J’étais incapable de dire si j’étais blessé ou non, si j’avais seulement mal… J’ai entendu la circulation s’arrêter, c’était soudain comme si j’étais dans un film et que quelqu’un venait de couper brutalement le son. J’aurais pu être groggy, assommé par le choc, mais je me sentais au contraire dans un état de lucidité extrême. J’ai vu Vincent et Sophie descendre de voiture et courir vers moi avec d’autres automobilistes, des curieux, toute une foule a fondu vers moi avant que j’aie le temps de me relever. Je me suis senti porté par une énergie folle. Tandis que les premiers arrivants se penchaient sur moi, je suis parvenu à glisser et à me dégager de la moto. Je me suis mis debout et je me suis trouvé face à face avec Vincent. Je portais toujours mon casque, la visière de plexiglas rabattue, je le voyais en face de moi exactement : « Il vaudrait mieux ne pas bouger », c’est ça qu’il a dit. À côté de lui, Sophie, le regard inquiet, la bouche entrouverte. Jamais je ne l’avais vue d’aussi près. Tout le monde a commencé à s’exprimer, on me donnait des conseils, la police allait arriver, il valait mieux que je retire mon casque, que je m’assoie, la moto a glissé, il allait vite, non, c’est la voiture qui s’est déportée d’un seul coup, et Vincent a posé sa main sur mon épaule. Je me suis retourné et j’ai regardé ma moto. Le déclic, c’est que le moteur tournait encore. Il ne semblait pas y avoir de fuite, j’ai fait un pas en avant vers elle et pour la seconde fois quelqu’un a coupé le son. Brusquement tout le monde s’est tu, se demandant pourquoi j’écartais simplement de la main un type avec un tee-shirt sale et me penchais vers ma moto. Et là, tout le monde a compris que je voulais la remettre debout. Les commentaires ont repris, décuplés. Certains semblaient même prêts à s’opposer à moi, mais j’avais déjà remis la moto sur ses roues. J’étais froid comme la glace, l’impression que mon sang avait cessé de circuler. En une poignée de secondes, j’étais prêt à partir. Je n’ai pas pu m’empêcher de me tourner une dernière fois vers Sophie et Vincent qui me regardaient, interdits. Je devais faire peur dans ma détermination. J’ai démarré sous les cris des passants.
Ils connaissent ma moto, ma tenue, il faut changer tout ça. Encore des frais. Dans son e-mail à Valérie, Sophie suppose que le motard s’est enfui parce que sa moto était volée. J’espère seulement que je vais pouvoir me faire discret. Cette anecdote les a frappés, pendant quelque temps, les types en moto, ils vont les voir, ils vont les regarder autrement.
22 septembre
Je me suis réveillé en nage en plein milieu de la nuit, la poitrine serrée, tremblant de tous mes membres. Avec la peur que j’ai eue hier, rien d’étonnant. Dans mon rêve, Vincent avait percuté ma moto. Je me mettais à voler au-dessus du bitume, ma combinaison changeait de couleur, elle devenait toute blanche. Il ne faut pas être grand clerc pour retrouver la symbolique originelle, évidemment : demain, c’est l’anniversaire de la mort de maman.
23 septembre
Depuis quelques jours je me sens triste et lourd. Je n’aurais jamais dû me risquer à ce voyage en moto dans un tel état de faiblesse et de nervosité. Depuis sa mort, j’ai fait toutes sortes de rêves, mais souvent ce sont des scènes réelles que mon cerveau a enregistrées autrefois. Je suis toujours étonné de la précision quasi photographique de ces souvenirs. Il y a, quelque part dans mon cerveau, un projectionniste fou. Il projette parfois des scènes de genre : maman, au pied de mon lit, me racontant des histoires. Ces lieux communs seraient navrants s’il n’y avait sa voix. Sa vibration particulière me traverse et me fait vibrer des pieds à la tête. Jamais elle ne sortait sans venir d’abord passer un moment avec moi. Je me souviens d’une baby-sitter, une étudiante néo-zélandaise… Pourquoi celle-ci revient-elle en rêve plus souvent que les autres… Il faudrait demander au projectionniste. Maman parlait l’anglais avec un accent parfait. Elle en a passé, des heures, à me lire des histoires en anglais… Je n’étais vraiment pas doué, mais avec moi, elle avait toutes les patiences. Récemment, j’ai revu des journées de vacances. Tous les deux dans la maison de Normandie (papa nous rejoignait le week-end seulement). Des fous rires dans le train. Toute l’année des souvenirs remontent. Et puis, à cette période de l’année, le projectionniste sort toujours les mêmes bobines : maman, toujours en blanc, s’envole par la fenêtre. Dans ce rêve, elle a exactement le visage que je lui ai vu le dernier jour. C’était un après-midi très beau. Maman est restée longuement à regarder par la fenêtre. Elle disait qu’elle aimait les arbres. J’étais assis dans sa chambre, je tentais de lui parler mais les mots ne venaient pas facilement. Elle semblait si fatiguée. Comme si toute son énergie avait été concentrée dans cette manière de regarder les arbres. De temps à autre, elle tournait la tête vers moi et me souriait gentiment. Comment imaginer que cette vision que j’avais d’elle, à cet instant, allait être la dernière ? Je garde pourtant le souvenir d’un moment silencieux mais intensément heureux. Nous ne faisions qu’un, elle et moi. Je le savais. Quand j’ai quitté la chambre, elle a posé sur mon front un de ces baisers fiévreux que je n’ai jamais retrouvés. Elle m’a dit : « Je t’aime, mon Frantz. » Maman me disait toujours ça quand je partais.
Dans le film, ensuite, je quitte sa chambre, je descends l’escalier et quelques secondes plus tard, elle s’élance d’un seul coup, comme si rien ne pouvait la faire hésiter. Comme si je n’existais pas.
C’est pour cela que je les hais à ce point.
25 septembre
J’ai eu confirmation. Sophie vient d’informer son amie Valérie qu’ils cherchent une maison au nord de Paris. Elle semble toutefois faire de bien grands mystères à ce sujet. Je trouve ça puéril.
C’est aujourd’hui l’anniversaire de Vincent. Je suis monté à l’appartement en début d’après-midi. J’ai trouvé sans peine le cadeau, un joli paquet d’une taille proche de celle d’un livre et estampillé Lancel, s’il vous plaît. Elle l’avait tout bonnement placé dans le tiroir de ses sous-vêtements. Je suis reparti avec. J’imagine la panique ce soir au moment de la remise du cadeau… Elle va fouiller la maison de fond en comble. Dans deux ou trois jours, je le rapporterai. J’ai choisi de le replacer dans son armoire de salle de bains, derrière le stock de boîtes de mouchoirs et les produits de beauté…
30 septembre
Mes petits voisins peuvent vivre les fenêtres ouvertes. C’est comme ça qu’il y a deux jours, lorsque Sophie et son mari se sont retrouvés en fin de journée, je les ai vus faire l’amour. Je ne distinguais pas tout, hélas, mais c’était tout de même assez excitant. Mes tourtereaux ne semblent pas avoir beaucoup de tabous : on se suce, on se prend comme ci, comme ça, une belle jeunesse bien tonique. J’ai pris des photos. L’appareil numérique que j’ai acheté est parfait lui aussi. Je retravaille mes clichés sur mon petit PC portable et j’imprime les meilleurs, que j’épingle sur mon tableau de liège. Ça a d’ailleurs très vite débordé et une large partie de la chambre est maintenant tapissée de clichés de mes tourtereaux. Ça m’aide beaucoup à me concentrer.
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