Pendant que j’y étais, j’ai aussi acheté du flunitrazépam. On appelle ça la drogue du viol. La molécule entraîne des états passifs puis confusionnels avec des effets amnésiques. Je ne pense pas avoir à m’en servir rapidement, mais là encore, je dois être prêt. Pour compléter ma trousse, j’ai trouvé un somnifère hyperpuissant : un hypnotique à effet anesthésique. D’après les notices spécialisées, il agit en une poignée de secondes.
13 novembre
Je me suis quand même décidé. Depuis une quinzaine de jours, j’hésitais, pesant les avantages et les risques, étudiant toutes les solutions techniques. Heureusement, la technologie a beaucoup évolué au cours des dernières années, c’est ce qui m’a décidé. Je me suis contenté de trois micros. Deux dans le salon, le troisième évidemment dans la chambre. Ils sont très discrets, circonférence de trois millimètres, ça se déclenche à la voix, ça enregistre sur des minibandes de grande capacité. Tout le problème est de les récupérer. Pour l’enregistreur, j’ai opté pour la niche qui abrite le compteur d’eau. Il me faudra surveiller le passage de l’employé qui effectue le relevé. Généralement, le syndic de l’immeuble pose un avis près des boîtes aux lettres quelques jours plus tôt.
16 novembre
Le résultat est excellent : les enregistrements sont parfaits. C’est comme si j’y étais. D’ailleurs, j’y suis… J’ai beaucoup de plaisir à entendre leurs voix.
Comme si le destin voulait me récompenser de mon initiative, dès le premier soir j’ai eu droit au suivi radiophonique de leurs ébats amoureux. C’était assez drôle. Je sais vraiment beaucoup de choses très intimes sur elle…
20 novembre
Sophie ne comprend pas ce qui se passe avec ses e-mails. Elle vient de créer une nouvelle boîte. Comme toujours, pour éviter de perdre son mot de passe, elle mémorise sur sa machine l’accès intégral. Il suffit de l’ouvrir pour y accéder directement. Grâce à sa confiance, j’ai accès à tout. Au demeurant, si elle décide de s’y prendre différemment, ça ne me demandera qu’un peu plus de temps pour capturer son mot de passe. Dans ses messages à son amie Valérie, elle évoque sa « fatigue ». Elle dit qu’elle ne veut pas embêter Vincent avec des détails pareils, mais elle trouve qu’elle a beaucoup de trous de mémoire et qu’il lui arrive de faire « des trucs irrationnels ». Valérie dit qu’elle devrait consulter. Je suis aussi de cet avis.
D’autant que son sommeil est très perturbé. Elle a changé de médicament, ce sont maintenant des gélules bleues. Pour moi, c’est beaucoup plus pratique, ça s’ouvre aussi facilement que ça se referme et le produit n’est jamais directement au contact de la langue, ce qui tombe bien parce que mon somnifère est légèrement salé. J’ai appris à doser en fonction de ses heures d’endormissement et de réveil (le somnifère la fait légèrement ronfler, les micros me l’ont appris). Je deviens avec elle une sorte d’expert médicamenteux, un artiste moléculaire. Je peux dire que je pilote maintenant cette affaire à la perfection. Sophie parle de ses problèmes avec Valérie, elle se plaint de sommeils cataleptiques, après quoi, dans la journée, elle se traîne. Le pharmacien veut l’envoyer consulter, mais Sophie se braque. Elle en tient pour ses gélules bleues. Moi, je n’ai rien contre.
23 novembre
Sophie m’a tendu un piège ! Elle enquête. Depuis quelque temps, je savais qu’elle tentait de vérifier qu’elle n’était pas suivie. Elle est loin de se rendre compte qu’elle est même entendue. Mais ça ne change rien au fait que sa récente démarche m’inquiète. Je pense que si elle se méfie aujourd’hui, c’est que j’ai commis des erreurs. Et je ne sais pas où. Ni quand.
En repartant de chez elle ce matin, par un vrai coup de chance, je me suis aperçu qu’il y avait sur le paillasson un minuscule morceau de papier marron, couleur de la porte. Sophie a dû le poser en partant, entre la porte et le chambranle, et quand j’ai ouvert il est tombé. Impossible de savoir à quel endroit elle l’a posé. Et je ne pouvais pas rester ainsi sur le palier. Je suis rentré dans l’appartement pour réfléchir, mais vraiment je ne voyais pas quoi faire. Le faire disparaître, c’est lui donner la confirmation qu’elle espère. Le poser ailleurs, c’est lui donner raison aussi. Combien de pièges m’a-t-elle ainsi tendus, dans lesquels je suis tombé sans même le voir ? Je ne savais absolument pas quoi faire. J’ai opté pour une solution radicale : noyer le piège dans un contre-piège. Je suis allé acheter un pied-de-biche de petite taille et je suis retourné sur son palier. J’ai glissé le pied-de-biche à différents endroits, j’ai même ouvert la porte pour que les tentatives de levier paraissent plus puissantes. J’ai dû faire vite parce que le bruit, même étouffé au mieux, restait audible et que dans la journée l’immeuble n’est jamais entièrement vide. J’ai juste pris le temps de regarder le résultat : ça simule assez bien une tentative avortée d’effraction et la ventilation des points d’impact du pied-de-biche justifiera que le morceau de papier soit retrouvé au sol.
Je reste quand même inquiet. Je dois redoubler de vigilance.
25 novembre
Je fais les mêmes courses qu’elle au Monoprix. Exactement les mêmes. Mais juste avant de passer à la caisse, j’ajoute une bouteille d’un whisky hors de prix. Je veille à choisir la marque qui se trouve dans le bar de l’appartement, le préféré de Vincent… Pendant que Sophie fait la queue à la boulangerie, je fais l’échange de sacs et en sortant je glisse un mot au vigile sur la dame au manteau gris.
De l’autre côté de la rue, je m’installe devant le distributeur pour retirer de l’argent parce que c’est un poste d’observation idéal, et je vois ma Sophie surprise d’être arrêtée par un vigile. Elle rit. Pas longtemps. Il faut bien le suivre pour vérifier…
Sophie est restée plus d’une heure dans le magasin. Deux policiers en uniforme sont venus. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Elle est sortie du Monoprix effondrée. Cette fois-ci, il va falloir consulter. Plus possible de faire autrement.
5 décembre
Depuis septembre, des ventes ont eu lieu régulièrement chez Percy’s et je ne comprends pas ce qui fait que Sophie s’y rend ou non. C’est totalement imprévisible, parce que je ne dispose pas des informations qui commandent ce choix. Une vente avait lieu hier soir à 21 heures. J’ai attendu jusqu’à 21 h 15 et comme cette fois Sophie semblait bien décidée à rester devant la télévision, j’y suis allé.
Il y avait beaucoup de monde. L’hôtesse d’accueil souriait aux clients à l’entrée de la salle en leur tendant un beau catalogue sur papier glacé. Elle m’a reconnu immédiatement et m’a adressé un sourire tout spécial, engageant, auquel j’ai répondu, mais pas de manière trop appuyée. La vente était longue. J’ai attendu une bonne heure avant de sortir quelques instants dans le hall. La fille comptait les brochures qui lui restaient et en donnait aux rares clients attardés qui arrivaient encore.
Nous avons discuté. J’ai bien conduit mon affaire. Elle s’appelle Andrée, un prénom que je déteste. Debout, elle est encore plus grosse que derrière son comptoir. Son parfum est toujours aussi épouvantable, quoique, de plus près, il m’ait semblé plus détestable encore. J’ai raconté quelques anecdotes dont je suis assez sûr. Je l’ai fait rire. J’ai fait mine de devoir retourner dans la salle pour la suite de la vente, mais à la dernière seconde, alors que j’avais déjà fait quelques pas, j’ai tenté mon va-tout. Je me suis retourné et je lui ai demandé si elle accepterait un verre lorsque tout serait fini. Elle a minaudé d’une manière imbécile, je sentais que ça lui plaisait beaucoup. Pour la forme, elle a prétexté qu’après la vente il y aurait encore plein de choses à régler, mais elle a fait attention à ne pas se montrer décourageante. Moyennant quoi je l’ai attendue à peine un quart d’heure. J’ai appelé un taxi et je l’ai emmenée boire un verre sur les boulevards. Je me souvenais d’un bar, en face de l’Olympia, avec des lumières un peu tamisées où l’on sert des cocktails, de la bière anglaise, et où l’on peut manger à n’importe quelle heure. Soirée assommante mais, j’en suis sûr, très féconde pour l’avenir.
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