— J’ai peur de rien, sauf de pas pouvoir laver le napperon. Il n’y avait plus de boulot à Nevers, c’est tout.
— Je te laisse, Thévenin, dit Louis en rangeant la coupure de journal dans sa poche. Je vais dans ta ville.
Le Sécateur se mit à râteler l’allée sablée d’un air sombre.
— Je vais voir le gars qui a coursé le meurtrier, ajouta Louis.
— Lâche-moi.
Louis traversa lentement le cimetière par une allée brûlante et récupéra sa voiture surchauffée. Il vaporisa Bufo avant de l’installer sur le siège avant. Il se demandait comment il allait planquer le crapaud pendant le voyage si Vandoosler le Jeune l’accompagnait. Dans la boîte à gants, peut-être ? Louis la vida de son tas de cartes routières et de déchets divers et étudia la viabilité du petit habitacle. Il ne comprenait pas que Marc puisse être à ce point dégoûté par les amphibiens. De toute façon, il ne comprenait presque pas Marc, et vice versa.
Il poussa la porte de la baraque pourrie vers deux heures. Lucien prenait le café avec Vandoosler le Vieux et Louis accepta sa quatrième tasse de la journée.
— T’as parlé aux flics ? demanda Lucien.
— Nerval ? Oui. Ils s’en foutent.
— Tu blagues ? cria Lucien.
— Pas du tout.
— Tu veux dire qu’ils ne vont rien faire pour la prochaine femme ?
— Ils ne vont pas surveiller tes rues, en tous les cas. Ils attendent que ceux qui planquent Clément fassent une bourde et le lâchent. Peinards.
Lucien était devenu rouge. Il renifla bruyamment et jeta ses cheveux en arrière.
— Ce ne sont pas mes rues, nom de Dieu ! cria-t-il. Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Rien. Je vais à Nevers.
Lucien se leva en repoussant sa chaise avec fracas et quitta la pièce.
— Et voilà, commenta Vandoosler le Vieux. Saint Luc est un convulsif. Si tu cherches Clément, il est en bas avec Saint Matthieu. Saint Marc est dans son étage. Il bosse.
Mécontent à son tour, Louis grimpa au deuxième étage et frappa à la porte. Marc était installé à sa table, au milieu d’un fatras de copies de manuscrits. Un crayon coincé entre les lèvres, il fit un léger signe de tête.
— Arrache-toi, dit Louis. On part.
— On trouvera rien, dit Marc sans lâcher de l’œil son manuscrit.
— Ôte ce crayon, je ne comprends pas un mot.
— On ne trouvera rien, répéta Marc sans crayon, en se tournant vers Louis. Et surtout, ça m’ennuie de lâcher Lucien en ce moment.
— Quel moment ? Tu as peur qu’il n’envoie Clément faire un tour ?
— Non, c’est autre chose. Attends-moi, je dois lui parler.
Marc monta quatre à quatre jusqu’au troisième étage et redescendit dix minutes plus tard.
— C’est bon. Le temps de prendre mes affaires.
Louis le regarda tasser du linge en bouchon dans un sac à dos et y ajouter un paquet de copies de ses manuscrits médiévaux, comme à chaque fois qu’il s’éloignait de sa table de travail, fût-ce pour une nuit. Louis estima que Marc aurait peut-être bien eu besoin d’un napperon protège-fils pour lutter contre ses dégringolades vertigineuses dans les puits de l’Histoire.
Marc avait pris le volant pendant que Louis se taillait une sieste sur la banquette arrière. Réveille-moi quand on verra la Loire, avait-il dit. Vers trois heures et demie, Marc avait passé Montargis et ouvert d’une main tâtonnante la boîte à gants pour y chercher la carte routière. Ses doigts avaient effleuré quelque chose de sec et mou et il avait poussé un cri en se garant en catastrophe sur le bas-côté. Il avait risqué un coup d’œil dans la boîte et découvert Bufo qui roupillait sur un vieux chiffon humide. Nom de Dieu, il avait touché le crapaud.
Révolté, il s’était retourné pour insulter Louis, mais l’Allemand ne s’était même pas réveillé.
Marc avait bégayé des jurons et avait très lentement refermé le couvercle de la boîte à gants, appelant à lui la figure du Courageux Pâtissier pour se donner de la bravoure. Un gars qui cherche le tueur aux ciseaux ne peut pas décamper devant une saleté de crapaud. En sueur, il avait repris la route et ne s’était calmé qu’après un bon bout de conduite.
À quatre heures et demie, la chemise collée au siège, il longeait la Loire. Il décida d’attendre avant de réveiller Louis et de l’injurier. À une trentaine de kilomètres de Nevers, il freina brusquement et fit demi-tour. Il gara sur la place d’une petite cité médiévale et abandonna l’Allemand et le crapaud dans la voiture pour descendre à pied vers l’église. Il en fit le tour avec bonheur pendant une demi-heure puis s’installa un long moment sur le parvis, la tête levée vers la haute tour-façade. Quand les lourdes cloches sonnèrent six heures, il se leva, étira ses bras et rejoignit la voiture. Mécontent, Louis l’attendait debout, appuyé sur l’aile avant.
— On y va, dit Marc en levant une main apaisante. Il s’installa au volant et reprit la direction de la nationale 7.
— Qu’est-ce qui t’a pris, nom d’un chien, de t’arrêter ici ? dit Louis. Tu as vu l’heure ?
— On a tout le temps. Je ne pouvais pas passer ici sans venir saluer la fille aînée de Cluny.
— Qui c’est, cette fille ?
— Une fille dont j’ai toujours été très amoureux. Elle, ajouta-t-il en pointant un doigt vers la droite, au moment où la voiture repassait en sens inverse devant l’église. Une des plus belles filles romanes qui soient. Regarde-la, regarde-la ! cria-t-il soudain en agitant le bras. Elle va disparaître après le tournant, bon sang !
Louis soupira, se tordit la tête, regarda et se réinstalla en jurant entre ses dents. Ce n’était certes pas le moment que Marc se laisse couler dans un puits d’Histoire et, depuis hier, Louis le sentait sur une pente très menaçante.
— Très bien, dit-il, fonce maintenant. On a assez perdu de temps comme ça.
— Ça ne serait pas arrivé si tu n’avais pas fourré ta saleté de crapaud dans la boîte à gants. J’avais besoin d’un grand rinçage spirituel après ce contact charnel non désiré.
Les deux hommes restèrent silencieux pendant les derniers kilomètres et Louis reprit le volant à Nevers, parce qu’il connaissait un peu la ville. Il consulta plusieurs fois le plan pour repérer la maison de Jean-Michel Bonnot et gara peu de temps après devant sa porte. Marc reprit la parole le premier pour proposer d’aller boire un sérieux coup avant de se ruer dans l’intimité du Courageux Pâtissier.
— Tu es sûr qu’il est chez lui ? dit Marc une fois attablé devant une bière.
— Oui. C’est lundi aujourd’hui, il ne travaille pas. J’ai fait prévenir ce matin par sa femme. Tu penses que tu pourras dessiner le Sécateur et Clairmont ?
— À peu près.
— Commence, puisqu’on ne fait rien.
Marc tira un bloc et un stylo de son sac, arracha une page et se concentra. Louis le regarda crayonner pendant une quinzaine de minutes, les sourcils froncés.
— Je dessine la mouche aussi ? demanda Marc sans interrompre son dessin.
— Dessine plutôt la silhouette générale, en sus du visage.
— Très bien. Ça fera un supplément. Tandis que la mouche, c’était gratuit.
Marc acheva son croquis et le passa à Louis.
— Ça te convient ?
Louis hocha la tête plusieurs fois pour marquer son assentiment.
— On y va, dit-il en roulant la feuille. Il est sept heures.
La femme de Bonnot les pria d’entrer dans le salon pour attendre. Marc s’assit du bout des fesses sur un grand canapé recouvert d’une dentelle au crochet et attaqua son second croquis. Louis s’était installé franchement dans un fauteuil en velours et avait étendu ses longues jambes devant lui. Il n’aimait pas rester jambes pliées plus que nécessaire, à cause de son genou. Jean-Michel Bonnot entra peu de temps après. Il était petit, ventru, il avait les joues très rouges, le regard incertain, et d’importantes lunettes. Marc et Louis se levèrent. Il leur serra la main gauchement. Par la porte entrouverte, on entendait les bruits du repas des enfants.
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